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Gargouille de Notre-Dame la nuit
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LISA

par Agnès Colomb

roman-feuilleton jeunesse

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À propos de l'auteure, l'autrice, bref, celle qui écrit ici

Lectrice professionnelle, auteure-adaptatrice, experte en grammaire et orthographe, mais aussi dévoreuse d'histoires sous n'importe quelle forme (romans, séries, films, podcasts), me voici ici romancière. Des tas d'idées géniales de roman me sont passées par la tête au cours des années. Si la plupart sont en sommeil quelque part dans ma mémoire ou sur des bouts de papier, Lisa a subsisté jusqu'à prendre cette forme que je vous propose : un chapitre par semaine.
À vous de me dire maintenant sur le forum : stop ou... encore!

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Chapitre après chapitre

Chapitre 1

En général, Lisa arrive à dormir partout – elle s’est même endormie dans son bain, un jour, lui a raconté sa mère, tant elle était fatiguée après son entraînement de basket. Là-dessus, Lisa a des doutes. Elle se serait noyée. C’est bien connu qu’on peut se noyer dans quelques centimètres d’eau.

Mais bon, de toute évidence, elle ne s’est pas noyée. Ou alors, elle est bel et bien morte et est revenue à la vie sans s’en rendre compte. Qu’est-ce que ça fait d’elle ? Un zombie ? Un vampire ?

Non que cette perspective l’effraie vraiment. La nuit, elle se relève pour regarder des séries de zombies sur Netflix, quand ses parents dorment. Évidemment, elle est obligée de mettre le son tout bas, mais ça ne gâche pas son plaisir.

En tout cas, zombie ou pas, elle est franchement réveillée, et c’est le milieu de la nuit. L’excitation, sans doute. Le mouvement du train devrait pourtant la bercer. Ses parents dorment bien, eux. Elle entend sa mère qui ronfle doucement dans la couchette en dessous de la sienne.

Mais là, impossible de trouver le sommeil.

Pourtant, elle a l’habitude des trains, et même des bateaux. Une traversée de trois semaines, une fois, pour arriver aux États-Unis où ses parents devaient donner un concert.

—On pourrait pas prendre l’avion, pour une fois ? a demandé Lisa pour la énième fois avant leur départ pour Milan.

Évidemment, ce fut non.

Sa mère souffre du syndrome d’Icare, ce type grec qui s’est envolé et brûlé les ailes au soleil. Sauf que sa mère ne souffre d’aucun passé traumatique de ce genre. Elle ne peut pas prendre l’avion, point. Une peur panique l’en empêche, lui coupe les jambes, fait cesser les battements de son cœur, lui noue les tripes serrées comme dans le poing d’un géant furieux. Bref, elle ne peut pas, c’est tout.

Du coup, Lisa n’a jamais pris l’avion non plus. Mais elle a eu tout loisir d’expérimenter les trains, les ferrys, les cars, les tour-bus, et même parfois les limousines.

Ça a du bon d’avoir des parents connus. Enfin, connus dans leur domaine. Les élèves que Lisa fréquente parfois quand il lui arrive d’aller au collège n’ont jamais entendu parler d’eux. Une altiste et un violoncelliste ne sont pas du genre à avoir une chaîne YouTube. En tout cas, pas le type que les ados regardent.

Lisa soupire, se retourne sur la couchette étroite et, soulevant le rideau, fixe la nuit au-dehors. Impossible de dire si c’est encore la France ou déjà l’Italie : tout est noir. Juste de sombres et vagues silhouettes d’arbres au loin, mais qui disparaissent aussitôt apparues, vu la vitesse du train.

Le paysage continue à défiler, monotone. Un arbre, un bosquet, oh une maison esseulée pour rompre la monotonie.

Morte d’ennui et parfaitement réveillée, Lisa se tourne une énième fois sur son flanc gauche, puis encore une fois face à la fenêtre. C’est bizarre, jusque-là, elle n’avait pas vu son reflet dans la vitre. Et pourtant, elle se voit, là, cheveux blonds, longs et raides comme des baguettes de tambour, yeux sombres, une flûte à la main…

Lisa sursaute si violemment qu’elle se cogne la tête au plafond du compartiment. Une flûte à la main ? Bêtement, elle baisse les yeux sur ses propres mains, parfaitement vides, puis relève brusquement la tête. Son reflet est toujours là, qui agite la main.

Le temps que Lisa se frotte les yeux – ou qu’elle se pince violemment, choisissez la manifestation d’incrédulité que vous voulez –, son reflet à la flûte a disparu, sans doute emmené par un autre train roulant en sens inverse.

Car c’est la seule explication possible, n’est-ce pas ? Il faut vraiment qu’elle arrête de regarder ces séries sur les zombies.

Un café, voilà ce qu’il lui faut. Ça lui remettra les idées en place. Oui, ça lui arrive de boire du café ; on ne vit pas la majeure partie de sa vie avec des adultes sans prendre un peu de leurs mauvaises habitudes.

Avec précaution, elle descend l’échelle, enfile son jean par-dessus sa chemise de nuit, et sort du compartiment sur la pointe des pieds. Au bout du couloir désert, un signal lumineux indique « bar, voiture 14 ». Lisa part dans cette direction, en tanguant un peu car le train ralentit et semble cahoter sur ses rails – sans doute va-t-il bientôt s’arrêter dans une petite gare déserte où, chose improbable, un passager insomniaque montera.

Voitures 9, 10, 11… Une femme un peu grosse, aux cheveux coupés au carré et vêtue d’un truc à fleurs qui peut aussi bien être un peignoir qu’une robe d’été, sort d’un compartiment alors que Lisa pénètre dans la voiture 12. Tout en se dirigeant vers les toilettes, la femme croise Lisa et lui adresse un sourire ensommeillé – un peignoir, définitivement – en lui lançant un « bonsoir » amical.

Machinalement, Lisa lui répond au moment même où un homme trapu, au nez cassé de boxeur, sort des toilettes et manque de rentrer dans Peignoir Fleuri. Échange de sourires gênés, d’excuses… Lisa n’en voit pas plus, préférant détourner la tête. Elle ne veut pas avoir l’air indiscrète.

Dans la voiture-bar, il n’y a personne, à l’exception du jeune barman absorbé dans son téléphone derrière le comptoir.

– Un expresso, s’il vous plaît.

Lisa s’est efforcée de prendre une voix assurée – de parler d’un ton qui n’admet pas de réplique, comme on dit dans les romans –, de peur que ce type ne refuse de lui servir du café, vu son âge.

Mais, visiblement, elle aurait aussi bien pu lui demander un shot de tequila, car le barman se contente de répondre :

— Deux euros cinquante. Vous prenez du sucre ? demanda-t-il tout en sortant une dosette de sucre, qu’il s’apprête à poser sur la soucoupe.

— Non, merci.

Son café à la main, Lisa se retourne pour aller s’asseoir. Tiens, Peignoir Fleuri est là aussi. Avec un slash, la porte coulisse, et entre Nez Cassé, d’un pas lourd parfaitement conforme à sa corpulence. Coup de foudre aux toilettes ? Tiens tiens… se dit Lisa, prête à les observer pour se distraire.

Juchée sur un tabouret haut, elle sirote son café, en faisant mine d’observer le paysage nocturne au-dehors. Pas de reflet suspect, cette fois, juste une petite gare sans vie où un panneau annonce « Pouilly-les-Mines ». Alors quoi ? Se serait-elle assoupie sans s’en rendre compte et aurait-elle rêvé ? Ou son train en a-t-il réellement croisé un autre, lequel, ô coïncidence, avait à son bord son sosie parfait ?

Aucune de ces options ne paraît plausible.

Elle est prête à jurer sur la tête de son piano adoré qu’elle ne s’est pas endormie une minute. Et quelles sont les chances, en admettant que chacun ait son sosie de par le monde, qu’elle ait croisé le sien ici même ?

Ou alors…

Ou alors elle devient folle. Oui, elle est atteinte d’une grave et rare pathologie mentale, comme sa grand-tante Léonie qui, disait-on dans la famille, vivait au quotidien en robe de mariée et accueillait n’importe quel visiteur mâle en roucoulant : « Oui, je le veux. »

Brrr… Lisa secoue la tête. Pitié, pas ça.

Tiens, voilà que Nez Cassé quitte la voiture-bar, suivi de près par Peignoir Fleuri. Leurs consommations sont restées à moitié pleines sur les tablettes.

Intriguée, Lisa termine rapidement son café, décidée à les suivre, mais la porte coulissante s’est déjà refermée, et il faut quelques précieuses secondes pour qu’elle s’ouvre de nouveau, glissant sur ses rails en soupirant.

Dans la voiture 13, aucune trace du couple du siècle. Le train prend la vitesse, quittant la gare de Pouilly-les-Mines et, machinalement, Lisa jette un coup d’œil par la fenêtre du couloir. Sur le quai, à sa grande surprise, un groupe de personnes s’activent, quatre ou cinq, semblant transporter de lourds bagages. Elles ne tardent pas à disparaître, vite remplacées par le sempiternel paysage campagnard.

Laissant la voiture-bar derrière elle, Lisa traverse le train endormi. Dans la voiture 12, le compartiment occupé par Peignoir Fleuri est fermé. Nez Cassé n’est nulle part en vue, à croire que Peignoir Fleuri l’a invité pour un dernier verre…

Lisa sourit toujours à cette idée lorsqu’elle pousse la porte du compartiment qu’elle occupe avec ses parents. Aucun bruit dans la cabine plongée dans la pénombre, pas même un ronflement. 

Ce n’est qu’en posant le pied sur le premier échelon pour monter à sa couchette qu’elle remarque que les draps et couvertures de sa mère sont rejetés. La couchette est vide. Sans doute sa mère est-elle allée aux toilettes… à moins qu’elle ne soit partie à sa recherche.

Redescendant l’échelon, Lisa jette un coup d’œil à la couchette de son père. Vide, elle aussi. Lisa sent une bouffée de chaleur l’envahir, son cœur se mettre à battre plus vite.

Où sont-ils passés ?

Ne sois pas stupide. Ils ont dû se réveiller et sortir te chercher en voyant que tu n’étais plus là.

Mais, dans ce cas, ne les aurait-elle pas croisés dans le train ?

Les toilettes de la voiture sont vides. Marchant puis courant, Lisa remonte de la voiture 8 à la voiture 1, sans croiser personne qu’un type étonné en pyjama qui fume une cigarette en douce.

Faisant le trajet en sens inverse, Lisa ouvre une à une toutes les toilettes – toutes vides. Sans un regard pour le type en pyjama, Lisa fonce jusqu’à la voiture 8.

Calme-toi, ma vieille, ils ont dû revenir.

Mais leur compartiment est aussi vide que quand elle l’a quitté deux minutes plus tôt. Rien n’y manque. Les valises, les instruments sont toujours là, rangés dans les filets.

Fouillant dans son sac à dos, Lisa récupère son téléphone. Ce fichu appareil met un temps fou à se rallumer. Pourvu qu’il y ait du réseau !

Deux barres faiblardes s’affichent. Lisa sélectionne d’abord le numéro de sa mère, et, résonnant avec les bips dans son oreille, une sonnerie étouffée lui répond. Les mains tremblantes, Lisa soulève l’oreiller sur la couchette de sa mère : comme à son habitude, sa mère a laissé son téléphone là, puisqu’elle s’en sert aussi de réveil.

Les doigts moites de Lisa laissent des traces sur l’écran de son propre téléphone tandis qu’elle compose le numéro de son père. Cette fois, il n’y a même pas de sonnerie. Le répondeur s’enclenche immédiatement.

— Vous êtes bien au 06… Veuillez laisser un message après le bip.

De plus en plus inquiète, Lisa s’apprête à raccrocher quand s’élèvent les premières notes du concerto numéro 2 pour violon de Mendelssohn.

La sonnerie du portable de sa mère ! Le soulagement de Lisa est tel qu’elle se met à trembler. Sans doute ses parents qui essaient de la localiser et ne sont pas parvenus à la joindre sur son téléphone.

— Allô ?

À l’autre bout de la ligne, c’est d’abord le silence, pendant quelques secondes. Puis une voix d’homme calme lui chuchote à l’oreille :

— Tes parents sont en sécurité. On vient te chercher, alors sois gentille, ne te cache pas.

Chapitre 2

— Et tu ne vois personne qui pourrait en vouloir à tes parents ?

Lisa secoue la tête, ne se donnant même pas la peine de répondre. C’est bien la quatrième fois que l’inspecteur Wanoeken lui pose la question. Elle lève les yeux de son gobelet d’eau et regarde le policier, dont la bedaine déborde de la ceinture comme un gâteau qui aurait trop gonflé.

Wanoeken soupire, puis cherche des yeux sa collègue, une jeune – et fausse – rousse aux cheveux courts et aux sourcils d’un noir corbeau, en quête de soutien.

— Lisa, dit celle-ci en se penchant par-dessus la table, je sais ce que tu dois ressentir, après un choc pareil…

Ah oui, tu sais ? Toi aussi, tes parents se sont volatilisés dans la nature, comme ça, sur un claquement de doigts ? Ah, et au fait, la prochaine fois, pense à teindre aussi tes sourcils.

— … mais c’est vraiment très important que tu nous dises tout ce que tu te rappelles.

— Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis allée boire un café au bar. Quand je suis revenue dans notre compartiment, mes parents n’étaient plus là. Je ne suis pas restée absente plus d’un quart d’heure, ajoute Lisa avant que les policiers ne lui posent une nouvelle fois la question.

La suite, ils la connaissent déjà. Ne trouvant ses parents nulle part, elle est allée alerter le barman, qui, après qu’elle a insisté lourdement, a fini par décrocher son téléphone pour prévenir Dieu sait qui. On a stoppé le train, fouillé toutes les voitures, et voilà comment elle s’est retrouvée dans le commissariat de Pouilly-les-Mines, en compagnie de l’inspecteur Wanoeken et de Mademoiselle Fausse Rousse.

— Et tu es sûre qu’il ne manquait rien dans votre compartiment ? Des manteaux, des chaussures, un portefeuille…

— Sûre. Juste le téléphone de mon père.

— Et ta mère, elle n’en a pas, de téléphone ?

La voix de l’inspecteur Wanoeken a quelque chose de soupçonneux. Lisa se force à rester impassible et le regarde droit dans les yeux.

— Non. Elle dit toujours qu’elle ne veut pas être comme tous ces zombies scotchés à leur portable. De toute façon, elle peut toujours utiliser celui de mon père.

L’inspecteur n’insiste pas. Difficile de dire s’il la croit ou pas, mais Lisa se force à penser : quelle raison aurais-je de mentir ? Je veux qu’on retrouve mes parents !, en espérant que cette pensée s’imprime sur son visage.

Évidemment qu’elle veut qu’on les retrouve. Mais elle a lu assez de livres, vu assez de films, pour savoir que les types qui ont laissé ce message sur le téléphone de sa mère n’apprécieraient pas qu’elle parle d’eux à la police. Que si elle fait la moindre allusion à ce message, elle signe l’arrêt de mort de ses parents. Les ravisseurs ne l’ont pas dit, mais c’est tout comme.

Pour ne pas laisser à l’inspecteur Wanoeken le temps de s’attarder sur le sujet, elle enchaîne rapidement :

— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Comment allez-vous faire pour les retrouver ? Vous avez prévenu Interpol ?

L’inspecteur Wanoeken ricane.

— Interpol ? Et pourquoi pas le FBI ?

La rousse lance un regard courroucé à son collègue, avant de se retourner vers Lisa.

— En règle générale, quand des adultes disparaissent, on n’enquête pas tout de suite. Après tout, il est possible qu’ils aient souhaité disparaître et que, de leur plein gré, ils ne donnent pas signe de vie. Mais, étant donné les circonstances dans lesquelles tes parents ont disparu, une enquête va être ouverte tout de suite. Ne t’inquiète pas, je t’assure que nos services sont compétents et qu’on va très vite retrouver tes parents.

Les doigts de Lisa se crispent sur ses cuisses. Elle voudrait poser des tas de questions – par où vont-ils commencer ? Combien d’enquêteurs vont-ils mettre sur l’affaire ? À quel point vont-ils la prendre au sérieux ? Mais elle se tait. Pour l’instant, tout ce que ces deux policiers ont à lui offrir, ce sont des paroles rassurantes vides de sens.

— Bon, reprenons, fait l’inspecteur Wanoeken avec un nouveau soupir, comme s’il en avait déjà assez de cette affaire. Tu dis que tes parents n’ont pas d’ennemis, mais si ce sont d’aussi bons musiciens que tu le dis, il doit bien y avoir d’autres…

Il jette un œil aux notes prises sur son carnet.

—  … d’autres altistes et violoncellistes qui sont jaloux d’eux…

Il laisse sa phrase en suspens, en haussant les sourcils d’un air interrogateur, mais Lisa secoue la tête.

— Et tu ne les as jamais entendus parler de problèmes d’argent ? D’une somme qu’ils devraient à quelqu’un, par exemple ?

— Non. Vous savez, mes parents gagnent bien leur vie. On ne manque de rien.

— Mmm…

Énième soupir de l’inspecteur – ce n’est pas pour autant que sa brioche se dégonfle, mais bon.

— La procédure habituelle, dans ton cas, est de te mettre à l’abri. Chez quelqu’un de ta famille, dans l’idéal.

Sa collègue, le visage crispé en une moue compatissante, se penche de nouveau vers Lisa par-dessus la table.

— Est-ce que tu as des grands-parents ? Des oncles ou des tantes qu’on pourrait prévenir ?

Lisa secoue la tête.

— Je n’ai jamais connu mes grands-parents, sauf ma grand-mère maternelle, et elle est morte quand j’avais deux ans.

Elle hésite, et un silence flotte dans la salle tandis que les policiers attendent qu’elle poursuive.

— En fait, c’est juste moi et mes parents. On n’a pas de famille.

Elle soutient le regard de Wanoeken en s’efforçant de ne pas ciller. Celui-ci finit par soupirer lourdement.

— Tu sais qu’en l’absence d’une personne faisant office de tuteur, on va devoir te confier aux services sociaux ?

Cette fois, Lisa baisse la tête. Les larmes qui perlent au bout de ses cils sont réelles. Elle a lu Dickens, elle sait à quoi ressemblent les orphelinats.

Mais tout vaut mieux que de se retrouver chez Alma.

Chapitre 3

 

— Entre, Shéhérazade.

Sans un mot, Shéhérazade obéit. Le bureau de la directrice est le seul endroit du foyer à être joliment meublé. Pas de récup, ici, ni d’armoires branlantes. Elle n’y connaît rien, mais ce bureau, là, doit coûter bonbon, et le canapé – qui doit juste servir à faire joli, car Dieu sait que Mme Lenoir ne l’a jamais invitée à s’y asseoir –  est recouvert d’un tissu fleuri avec des reliefs dorés.

Comme d’habitude, elle attend debout devant le bureau tandis que la directrice va s’asseoir dans son fauteuil.

— Tu sais pourquoi tu es là, j’imagine ?

Shéhérazade hausse les épaules. En fait, non, elle ne sait pas. La seule distraction, ici, c’est d’enfreindre les règles, alors…

Mme Lenoir pianote de ses ongles rouges sur le bureau.

— Peux-tu m’expliquer alors comment Angelica s’est retrouvée avec les cheveux verts ?

Facile : il a suffi de verser de la teinture verte – volée au drugstore de la ville, parce que ce n’est pas comme si Shéhérazade avait du fric en trop pour ce genre de connerie – dans le flacon de shampooing ultradoux pour cheveux secs d’Angelica. Mais bon, Mme Lenoir est bien capable de comprendre ça toute seule, alors  Shéhérazade se contente de secouer la tête.

— C’est ta dernière chance, Shéhérazade, soupire Mme Lenoir après un silence. La prochaine étape, c’est le centre de rééducation. Alors, je serais toi, je me tiendrais à carreau à partir de maintenant.

— OK, marmonne Shéhérazade

— Inutile de te dire que j’ai changé Angelica de chambre.  Donc, pour l’instant, la 11 est toute à toi.

— OK, répète Shéhérazade. Je peux y aller, maintenant ?

Au même instant, le téléphone de Mme Lenoir sonne, et la directrice fait signe d’un geste à Shéhérazade de quitter la pièce, avant d’ôter la grosse boucle d’oreille de son oreille droite pour pouvoir plaquer le téléphone dessus.

— Foyer pour jeunes filles, Mme Lenoir, j’écoute.

Shéhérazade a déjà quitté le bureau et s’apprête à remonter le couloir quand elle entend :

— Que puis-je pour vous, inspecteur ?

Inspecteur ? Sur la pointe des pieds, Shéhérazade revient sur ses pas.  Merde merde merde, pourvu que cela ne me concerne pas !

— Pour tout de suite, vous dites ? C’est que nous sommes presque au complet, et…

La directrice a l’air contrariée.

— C’est-à-dire que… Treize ans ?... Vous connaissez notre public, inspecteur… Ce ne pourra être que provisoire…

Un soupir audible, puis :

— Très bien, nous l’attendons.

Ouf ! Shéhérazade rejoint sa chambre. Personne n’a découvert son plan.

 

***

 

Murs gris, plafonds lézardés, néons à la lumière blafarde, fenêtres mitraillées par une pluie battante : Lisa a l’impression d’être tombée dans une caricature d’orphelinat.

Malgré ses talons hauts, la directrice marche à une vitesse impressionnante dans le long couloir, si bien que Lisa est pratiquement obligée de trotter pour rester à sa hauteur. D’un geste machinal, elle vérifie régulièrement qu’elle a toujours les deux téléphones sur elle, un dans chaque poche de son sweat-shirt.

— Le dîner est servi chaque soir à 19 h 15 précises, annonce Mme Lenoir, le martèlement de ses talons sur le carrelage ponctuant chacun de ses mots. Ensuite, temps libre jusqu’à 20 h 30, et extinction des feux à 21 h 15. Réveil à 6 h 45 et départ pour le collège à 7 h 45… En quelle classe es-tu, d’ailleurs ?

— Eh bien…

Difficile à dire, quand on a fait presque toute sa scolarité par correspondance.

— En quatrième, je dirais.

Sans s’arrêter, la directrice tourne vers elle un regard très maquillé et très étonné.

— Tu n’en es pas sûre ?

— C’est-à-dire que…

— Peu importe, pour l’instant. Il y a d’abord des formalités à accomplir avant que tu puisses intégrer une classe. Je verrai ça avec le proviseur.

Lisa hoche la tête, même si la directrice, qui a presque un mètre d’avance sur elle, ne peut pas la voir. Enfin, Mme Lenoir pousse les doubles portes battantes au fond du couloir, et c’est à peine un murmure qui s’en échappe, malgré la quarantaine de filles attablées là.

— Allons, viens, fait Mme Lenoir en tournant la tête vers Lisa.

Celle-ci s’est immobilisée sans s’en rendre compte, soudain rattrapée par un sentiment d’incrédulité. Elle ne peut pas être là, dans ce lieu froid et inconnu, avec toutes ces têtes qui se tournent vers elle et la regardent, au mieux, avec indifférence.

Ce n’est pas possible. Non, ce n’est pas possible. On lui fait une mauvaise blague. Pourquoi, elle verra ça plus tard, mais ses parents ne vont sûrement pas tarder à surgir, à venir la tirer de ce cauchemar.

Il faut qu’elle s’enfuie. Rien de bon ne peut sortir de cet endroit. Ce réfectoire aux murs bleu pisseux, avec toutes ces filles inconnues qu’éclaire la même lumière blafarde que partout dans le bâtiment, elle n’y a pas sa place.

Ses pieds la font pivoter sans qu’elle en ait bien conscience, mais elle n’a pas le temps de faire plus d’un pas qu’un homme la rattrape. Lisa tente de dégager son bras, sûre que l’autre va resserrer sa prise, mais il n’en fait rien.

— Salut, je m’appelle Momo. J’ai fait des lasagnes ce soir, tu aimes ?

Lisa lève les yeux vers un visage un peu cabossé, où deux yeux bruns la regardent avec gentillesse.

Derrière l’homme, un grand type efflanqué d’une bonne cinquantaine d’années, Mme Lenoir hausse les sourcils, impatiente. Alors Lisa hoche la tête à l’adresse de Momo. Elle s’apprête à le suivre dans le réfectoire quand un cri étouffé s’élève. Une fille aux cheveux verts s’est levée. Elle est toute pâle, et sur le devant de son sweat dégouline une bonne cuillerée de lasagnes, dans un dégueulis de sauce tomate et de viande hachée.

— Mesdemoiselles !

Cette fois, même les murmures se taisent. Dans le réfectoire, tout le monde baisse la tête.

— Angelica, va te nettoyer. Shéhérazade ? Je t’avais prévenue. C’était ta dernière chance. Tu sais ce qui t’attend maintenant.

— Mais je n’ai rien…

Une grande brune aux cheveux soigneusement lissés a relevé la tête et écarquille de grands yeux innocents. La directrice lui lance un regard glacial.

— Ne perds pas ta salive à essayer de plaider ta cause. Je ne suis pas dupe. Bien, reprend-elle en se retournant vers Lisa, voici votre nouvelle camarade, Lisa, qui va passer quelque temps avec nous. Je compte sur vous pour lui faire bon accueil. Lisa, va t’asseoir.

Visiblement, la règle d’or ici, c’est : obéir. Docile,  Lisa va s’installer à la seule place libre, en tête d’une des deux grandes tables rectangulaires. Momo dépose une assiette de lasagnes fumantes devant elle. Il s’en échappe un fumet délicieux, mais Lisa ne parvient à manger qu’une ou deux bouchées, qu’elle avale péniblement sous les regards curieux que lui jettent les autres filles.

Dire qu’en ce moment, elle devrait être à Milan avec ses parents, dans un confortable petit hôtel ! Sa gorge se noue encore plus, et sa vision se trouble soudain. Surtout, ne pleure pas, s’ordonne-t-elle. Dès qu’on les y autorise, elle quitte le réfectoire, monte au premier étage et s’arrête devant la porte 11, la chambre que Mme Lenoir lui a attribuée.

Chapitre 4

La méthode commence à être bien rodée.

Il a bien cru que, cette fois encore, l’enlèvement se déroulerait sans encombre. Que père, mère et enfant disparaîtraient de ce monde aussi élégamment qu’un nuage léger chassé par une brise d’été.

Mais il y a eu un couac. Un couac qu’il ne s’explique pas. Il a pourtant tout orchestré lui-même, comme les fois précédentes, choisissant pour exécuter le plan des personnes compétentes et dignes de confiance, rompues à ce genre d’affaire.

Il serre le poing, enfonçant ses ongles dans sa paume, puis l’abat violemment sur le plateau de son bureau.

La douleur libère des ondes de choc dans tout son corps, apaisant son esprit. Il se lève, va se planter devant la baie vitrée qui donne sur le fleuve et prend une longue inspiration.

Certes, une erreur a été commise. La fille leur a échappé, et il est probable qu’avec la disparition de ses parents, elle va être surveillée comme le lait sur le feu.

Une erreur, oui. Mais il va la réparer.

Chapitre 5

 

La tête posée sur un maigre oreiller à moitié déplumé, Lisa garde les yeux grands ouverts. Seul un lampadaire allumé dehors éclaire la chambre. L’autre côté de la pièce est l’exacte réplique de celui qu’on lui a attribué : un lit étroit, une armoire à deux portes, une petite table et une chaise, le genre de mobilier en bois fatigué qu’on trouve dans les refuges de montagne.

De toute évidence, elle ne sera pas seule cette nuit. Des cahiers à moitié déchirés jonchent le bureau d’en face, côtoyant des tubes de mascara et de rouge à lèvres, et un sweat à capuche est jeté en travers du lit.

Machinalement, Lisa tâtonne sous son oreiller pour toucher le portable de sa mère. Elle a eu la chance de trouver une prise sous la tête de lit, au ras de la plinthe, et a commencé par brancher le portable de sa mère pour le recharger. Mais, pour l’instant, aucun nouveau message n’est arrivé, que ce soit sur son téléphone ou celui de sa mère. Elle ne sait même pas si elle doit l’espérer, d’ailleurs.

Doit-elle croire ce que l’homme lui a dit ? que ses parents sont en vie ? ne vaudrait-il pas mieux tout dire à la police ?

Non, elle va attendre encore un peu. Elle ne peut pas prendre le risque de parler de cet appel aux flics, sous peine de signer l’arrêt de mort de ses parents. Le ravisseur qui l’a appelée a probablement vu et lu les mêmes thrillers qu’elle : comme dans tout polar digne de ce nom, il tuera son père et sa mère s’il apprend qu’elle a parlé – et elle ne doute pas qu’il ait les moyens de le découvrir. Le coup de fil qu’il lui a passé le prouve assez.

Soudain, la lumière du lampadaire à l’extérieur devient plus forte, comme si quelqu’un avait poussé un variateur au maximum. Éblouie, Lisa cligne des yeux et se redresse dans son lit.

Et là, en face d’elle, derrière la fenêtre…

Non, c’est sûrement une illusion d’optique.

Elle est là.

Son double est là.

Elle-même.

Instinctivement, elle touche ses bras, ses jambes sous le drap rêche, comme pour s’assurer que oui, elle est bien ici, physiquement, dans ce lit.

Elle ferme les paupières assez fort pour sentir son front se rider. L’illusion – car c’est une illusion, n’est-ce pas ? – va disparaître.

Un, deux, trois…

Le plus lentement possible, elle compte jusqu’à dix, puis rouvre à demi les yeux.

Un froid terrible remonte dans tout son corps, de ses orteils jusqu’à la racine de ses cheveux, tandis qu’elle se recule le plus loin possible contre la tête de lit et le mur.

La fille – elle – la regarde avec un sourire triste et articule quelque chose. Les mots ne parviennent pas aux oreilles de Lisa, et pourtant, elle les entend. Comme si elle avait des écouteurs.

Je suis avec toi.

— Qu’est-ce que…

Mais elle n’a pas le temps de terminer sa phrase que la porte de la chambre s’ouvre.

 

***

 

— Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça ?

La gamine qu’on a collée dans sa chambre – Lisa, se rappelle Shéhérazade — la fixe avec des yeux ronds de hibou. Rapidement, elle secoue la tête. Elle a l’air… pas vraiment terrifiée, non, mais complètement à l’ouest, comme si elle venait de se cogner à une porte-fenêtre si parfaitement nettoyée qu’elle a foncé dedans sans la voir.

— Hé, y a quelqu’un là-dedans ? T’es muette ou quoi ?

Une seconde passe, puis la fille secoue de nouveau la tête.

— Non… désolée.

— C’est bien ma veine ! Après cette idiote d’Angelica, on me colle une simple d’esprit comme coloc.

À la mention d’Angelica, la fille a un mouvement de recul.

Parfait. Autant qu’elle comprenne tout de suite qui commande ici.

— Pourquoi t’es là, toi, hein ? Y avait plus de place chez les débiles ?

— Ça te regarde pas, marmonne la fille.

Shéhérazade s’approche du lit de Lisa et penche la tête vers elle, la main en conque derrière son oreille.

— Quoi ? J’ai pas bien entendu.

— J’ai pas envie d’en parler, c’est tout.

Prenant une moue compatissante, Shéhérazade s’assoit sur le lit de la fille, telle une maman s’apprêtant à border son enfant. Elle approche la main du visage de Lisa, comme pour lui caresser la joue. Instinctivement, la blonde a un brusque mouvement de recul qui déplace légèrement son oreiller.

— Oh oh, mais qu’est-ce que tu caches là ?

Plus rapide que Lisa, elle saisit le téléphone.

— Tss tss… On t’a pas dit que les téléphones étaient interdits ici ? Je suis étonnée… Mme Lenoir ne va pas être contente, ajoute-t-elle du ton condescendant d’un parent disputant son enfant.

— Rends-moi ça !

Avec une vivacité surprenante, Lisa arrache le portable des mains de Shéhérazade. Peu désireuse que les choses dégénèrent en bagarre, ce qui ne manquerait pas d’attirer l’étonnante Mme Lenoir qui semble être partout à la fois, Shéhérazade réfléchit rapidement.

Le temps presse. Elle peut compter sur la directrice pour tenir parole : ses jours ici sont comptés, et la prochaine étape pour une fille comme elle, c’est la maison de correction. Ce qui lui tient lieu de foyer familial  est parti en lambeaux depuis longtemps, et ce ne sont pas ses bonnes notes qui vont lui sauver la mise.

Jusque-là, elle a joué le jeu des placements divers, allant où on lui disait d’aller, faisant ce qu’on lui disait de faire – même si, d’accord, elle n’a peut-être pas été la plus facile des filles. D’où la maison de correction. Et la maison de correction, c’est niet. Pas question.

Face à elle, Lisa reste figée, le téléphone collé contre la poitrine comme si elle agrippait son doudou préféré.

— OK, fait Shéhérazade à mi-voix. Tu as rencontré Mme Lenoir, pas vrai ? Pas commode, hein ? Mais je peux te dire que tu n’as encore rien vu. Moi, ça fait trois ans que je végète ici, alors tu peux me croire quand je te dis qu’elle ne sera franchement pas ravie si elle apprend que tu as un téléphone ici.

Elle laisse planer un silence, le temps que son message parvienne au cerveau de Lisa.

— J’ai besoin de ce téléphone, dit enfin celle-ci d’une voix creuse. Vraiment besoin.

Shéhérazade hoche la tête.

— Je comprends. Mais tu dois me comprendre aussi. Je suis dans la merde, crois-moi. Comme tu as pu le voir, je ne suis pas vraiment dans les petits papiers de la directrice en ce moment… Du coup, je me dis que ça serait bon pour moi que je puisse un peu redorer mon blason, tu vois ?

Elle marque une pause.

— Enfin, soupire-t-elle, il y aurait peut-être une solution qui nous arrangerait toutes les deux…

Lisa se redresse, l’air méfiant, mais demande :

— Laquelle ?

— Tu me prêtes ton téléphone, et je ne dis rien à la directrice.

 

***

 

Des images reviennent à Lisa par flashs, des trucs vus lors de campagnes contre le harcèlement scolaire, des slogans disant d’une voix farouche : « Te laisse pas faire ! »

En l’occurrence, cela ne lui est d’aucune utilité. Son cerveau est comme un écran à l’image brouillée. Une seule pensée surnage : ne pas renoncer au téléphone de sa mère, son unique lien avec ses parents.

Mais quel choix a-t-elle ? Refuser de prêter son téléphone à Shéhérazade, c’est l’assurance de le voir finir fermé à clé dans un tiroir du bureau de la directrice.

Elle relève les yeux et croise le regard noir de l’autre – mais pas aussi noir que le sien. C’est toujours un sujet d’étonnement, d’ailleurs, chez les gens qu’elle rencontre pour la première fois, qu’une fille aussi blonde ait des yeux aussi noirs.

Bizarrement, regarder Shéhérazade droit dans les yeux lui remet un peu les idées en place.

Non, elle ne va pas se laisser faire.

— OK, je vais te le passer, déclare-t-elle.

Aussitôt, Shéhérazade tend la main, mais Lisa met le téléphone hors de sa portée.

— Mais que les choses soient claires : c’est un prêt. Tu ne voudrais pas que la directrice apprenne que tu as essayé de faire chanter la petite nouvelle, hein ? Comme tu l’as dit, elle n’a pas l’air de te porter dans son cœur.

Chapitre 6

 

— Vous pouvez nous laisser, s’il vous plaît ?

Mme Lenoir s’exécute, visiblement à contrecœur, laissant Lisa seule avec les deux inspecteurs dans son bureau.

Une fois la porte refermée, la fausse rousse, qui s’est présentée comme Mlle Marie-France Hernandez,  désigne à Lisa un siège face au bureau.

— Vas-y, assieds-toi.

OK. Lisa voit bien ce qui se passe. Classique tentative d’intimidation : elle sera assise pendant que les policiers resteront debout, de manière à bien lui montrer leur supériorité.

Ça ne l’empêche pas d’être un peu affolée. Elle se demande toujours si elle a raison ou tort de leur dissimuler ce qu’elle sait.

— Vous… vous avez des nouvelles de mes parents ? demande-t-elle en levant la tête vers eux.

L’inspecteur Wanoeken soutient son regard.

— Non. Et toi ?

Déstabilisée, Lisa se retient à temps de répondre. Que signifie cette question ?

— Comment j’en aurais ? finit-elle par dire, avec toute l’innocence dont elle est capable.

— Je ne sais pas, mais visiblement, tu ne nous as pas tout dit.

Marie-France Hernandez avance d’un pas.

— Alma Billon, ça te dit quelque chose ?

— Ben oui. C’était ma tante. Ou ma grand-tante, je ne suis pas sûre. Elle est morte, débite Lisa d'une traite, en se retenant de croiser les doigts.

La rousse hausse un sourcil outrageusement surpris.

— C’est bizarre, parce que j’ai son numéro, là, dans mon portable, et je lui ai parlé pas plus tard que tout à l’heure. Pour une morte, elle avait l’air en bonne forme.

Lisa prend à son tour un air étonné – beaucoup plus convaincant que celui de l’inspectrice, elle en est sûre.

— Ah ? Mes parents m’ont toujours dit qu’elle était morte.

Wanoeken s’avance d’un pas vers le bureau.

— En tout cas, tu as de la chance dans ton malheur. Elle est d’accord pour te recueillir en attendant qu’on retrouve tes parents. Elle viendra te chercher demain, et tu pourras dire adieu à cet endroit minable, ajoute-t-il avec un geste vague pour englober l’orphelinat.

Le cœur de Lisa bat à toute vitesse. Hors de question qu’elle se retrouve chez cette coincée d’Alma. Ce n’est pas le genre de tante à l’apparence revêche dont le bon cœur est révélé par l’arrivée d’une nièce espiègle dans sa vie, comme dans les romans*. Non, Alma a l’apparence et le caractère revêches.

Sans compter qu’elle la surveillera étroitement. Impossible alors de mener son enquête de son côté, or sur qui d’autre compter qu’elle-même ? Apparemment, la police n’a pas vraiment avancé.

— Mais… et mes parents ? Vous n’avez vraiment aucune piste ?

L’inspecteur Wanoeken soupire et fourrage dans ce qu’il lui reste de cheveux.

— Désolé, ma petite, dit-il d’un ton un peu radouci. On fait tout ce qu’on peut. On a essayé de tracer le portable de ton père, mais il borne pour la dernière fois à la gare où ta mère et lui ont disparu. Aucun signal depuis. Et…

— De toute façon, l’interrompt sa collègue en lui jetant un regard noir, on ne peut rien te révéler de l’enquête.

Est-ce que Lisa se fait des films, ou la flic est soupçonneuse ?

Elle se voûte et baisse les yeux, comme submergée par la détresse – une détresse authentique, comprenez bien, notre héroïne n’est pas sans cœur, mais pendant que les flics la croient accablée par le chagrin, son esprit fonctionne à plein régime.

Mademoiselle Fausse Rousse a beau se donner des airs importants, il est clair que l’enquête piétine.

Et on voudrait qu’elle aille s’enfermer chez Alma ? Hors de question.

 

 

*Lisez à ce sujet Pollyanna, un livre merveilleux mais qui n’a rien à voir avec notre histoire (hélas !).

Chapitre 7

 

Hésitante, Lisa fixe la porte du bureau de Mme Lenoir, qui s’est refermée sur les inspecteurs. Que doit-elle faire ? Attendre que la directrice revienne ?

Elle s’est décidée à remonter dans sa chambre quand le téléphone sonne. Aussitôt, le répondeur se met en route, et une voix de femme s’élève dans la pièce. Lisa se fige sur place, soudain glacée. Quelque chose la turlupine dans cette voix, mais quoi ? Impossible de mettre le doigt dessus.

— Madame Lenoir, bonjour. Ici l’inspection des services de l’enfance. Comme convenu, nous passerons demain afin d’évaluer les conditions de placement des dernières jeunes filles arrivées dans votre établissement.

Lisa, statufiée l’instant d’avant, se précipite sur le téléphone, le corps envahi de frissons, comme si elle pouvait empêcher cet appel d’avoir eu lieu.

Ce que, après tout, elle devrait pouvoir faire, songe-t-elle après un instant de réflexion. Un message, ça s’efface.

Elle décroche le combiné et reste interdite face aux touches devant elle. Il doit y avoir un code quelconque, mais lequel ? À son oreille, le téléphone sonne bêtement dans le vide. Vite, elle appuie sur la touche dièse. Rien. Une nouvelle fois, plus longtemps. Toujours rien.

1-2-3 ? Non. 1-2-3-dièse ?

— Pour écouter vos messages, tapez 1.

Bientôt, la voix de femme s’élève de nouveau, cette fois directement dans l’oreille de Lisa. Comme convenu, nous passerons…

Trop tard. Des hauts talons claquent dans le couloir. Lisa a à peine le temps de raccrocher et de s’écarter du bureau que Mme Lenoir entre.

— Eh bien, que fais-tu encore ici ? demande la directrice avec un froncement de ses sourcils en parfait arc de cercle. Retourne dans ta chambre. Inutile que je t’envoie au collège, vu que tu pars demain.

Lisa se contente d’acquiescer en silence et sort, la tête basse.

Demain, demain, demain…  résonne comme une sentence de mort dans sa tête.

Chapitre 8

 

Suivant les instructions de Mme Lenoir, Lisa se rend au réfectoire à midi et demi tapantes. La grande salle est vide, et elle hésite un moment sur le seuil, jusqu’à ce qu’une porte à l’autre bout du réfectoire s’ouvre.

— Salut, Lisa. Tu te souviens de moi ? Maurice. Enfin, Momo. Mais approche, viens t’asseoir.

Il s’avance dans la salle et dépose sur une table une assiette fumante. Malgré la peur et la détresse qui lui nouent l’estomac, Lisa sent son ventre gargouiller. Au petit déjeuner, elle n’a rien pu avaler, hormis quelques gorgées d’un jus d’orange généreusement coupé d’eau.

— Merci, dit-elle en s’asseyant.

— Vas-y, mange.

Puis, à la surprise de Lisa, il s’installe sur la chaise en plastique face à elle.

— Tu aimes ? demande-t-il avec un signe de tête vers les lasagnes de la veille, réchauffées mais toujours délicieuses.

— Oui, merci.

— Tu sais, ici, toutes les filles ont des problèmes avec leurs parents. Qu’est-ce qu’ils font, les tiens ? Ils boivent ? Ils te frappent ?

Lisa écarquille les yeux.

— Jamais de la vie ! C’est juste que… ils ont disparu.

C’est au tour de Momo d’ouvrir de grands yeux.

— Disparu ? Oh, tu veux dire qu’ils t’ont abandonnée ?

— Non, non, vous n’y êtes pas du tout. Je pense qu’ils ont été… kidnappés, ajoute-t-elle dans un murmure.

Tout en parlant, elle se rend compte à quel point son histoire peut paraître farfelue. Pourtant, Momo ne rigole pas, ne prend même pas l’air perplexe.

— Ah, je vois. C’était pour toi, alors, les flics, tout à l’heure ?

Lisa hoche la tête, la gorge trop nouée pour dire un mot. Demain, demain, demain… Le sinistre refrain a repris dans sa tête.

Momo tend sa large main par-dessus la table et presse brièvement la sienne.

— Ça va sûrement s’arranger. On ne peut pas disparaître comme ça, quand même. La police va les retrouver, tes parents…

— Je ne crois pas, ils n’ont aucune piste. Et puis…

— Maurice !

C’est la voix froide, cinglante comme un fouet, de Mme Lenoir. Sa propriétaire, tout aussi froide, se tient dans l’encadrement de la porte.

— Vous pouvez venir, s’il vous plaît ? Maintenant.

Une seconde plus tard, la porte s’est refermée sur la directrice et un Momo renfrogné. Sans appétit, Lisa se force à manger deux autres bouchées de lasagnes. Puis, mettant dans sa poche la pomme que Momo a laissée à côté de l’assiette, elle se lève et, en fille bien élevée, ramasse son assiette et ses couverts pour les rapporter à la cuisine – qui se trouve sûrement derrière la porte qu’ont empruntée Momo et la directrice.

Elle s’apprête à pousser la porte quand des éclats de voix lui parviennent.

— Et des légumes bio, Maurice ? Vous vous rendez compte de la dépense ? On n’est pas dans un palace quatre étoiles ici !

Sans bruit, Lisa s’éloigne de la porte, pose son assiette à moitié vide sur une table et s’empresse de quitter le réfectoire. Pauvre Momo ! Il ferait mieux d’employer ses talents dans un palace quatre étoiles, en effet. Mais, pour l’instant, elle a d’autres chats à fouetter.

 

 Chapitre 9

 

Allongée sur son lit, les mains croisées derrière la nuque, Lisa écoute le silence qui règne dans la grande bâtisse, un silence qui contraste avec le bruit qui agite son esprit, résonne de « demain » menaçants, et qui, finalement, se résume à cette question : que faire ?

Un plan.

Il lui faut un plan, et vite.

Encore une fois, elle se demande si elle n’a pas eu tort de cacher aux policiers l’appel des ravisseurs.

Mais non. Il sera toujours temps de le leur révéler. Du moins l’espère-t-elle.

En attendant, elle a en main un élément que la police n’a pas. À elle de se montrer plus maligne.

Plus maligne que la police et que les ravisseurs…

C’est une blague ? Tu te crois vraiment plus forte qu’eux tous ? ricane une petite voix dans sa tête.

À cet instant, sous son oreiller, le portable de sa mère vibre et émet un bip.

Refoulant l’élan qui la pousse à saisir tout de suite le téléphone, Lisa se lève, se dirige à pas de loup vers la porte, l’entrouvre. Personne. Tout aussi discrètement, elle referme le battant et retourne vers son lit.

 

Zaza, rdv ce soir à minuit au croisement du Boulevard Voltaire et de l’Impasse des Peupliers. Je serai dans l’impasse.

Pas de signature, et elle ne connaît pas le numéro de la personne qui a composé le SMS. Mais ça ne vient certainement pas des ravisseurs. Et « Zaza » ne peut être que Shéhérazade, à qui elle a prêté son téléphone la veille. Malheureusement, sa voisine de chambre a effacé toute trace des contacts qu’elle a eus à partir du téléphone. Aucun autre SMS, ni message vocal, et pas plus de numéro sortant dans la liste des appels passés la veille.

Évidemment, il y a toujours la possibilité que ce soit un piège tendu par les ravisseurs. Lisa ne doute pas de leur efficacité, et il n’est pas impossible qu’ils aient réussi à savoir où elle se trouvait, et avec qui.

Mais c’est un risque à prendre, décide-t-elle.

Ce soir, je pars.

 

***

 

Il est 23 h 30.

Depuis son lit, une Shéhérazade bougonne jette des regards noirs à Lisa. Dire qu’elle va devoir se la coltiner !

Mais quel autre choix a-t-elle ?

Cette petite idiote s’est révélée plus maligne qu’elle ne l’aurait cru. Dès qu’elles se sont retrouvées seules dans leur chambre, Lisa lui a mis le marché en main : soit Shéhérazade l’emmène dans sa fuite, soit Lisa la dénonce. Or, nul doute que Mme Lenoir sera plus encline à croire la nouvelle venue, avec ses airs de sainte-nitouche, que Shéhérazade, dont le dossier de transgressions est plus épais que la Bible, à en croire la directrice.

Un signe de tête à l’adresse de Lisa, pour lui indiquer qu’il est temps de se mettre en route – pas question de se parler, mieux vaut éviter tout bruit qui ne soit pas indispensable.

Selon le plan élaboré un peu plus tôt, déjà à voix basse, elles fourrent sous leurs couvertures leurs deux oreillers plats comme des BD. Des traversins bien dodus auraient été préférables, mais c’est tout ce dont elles disposent.

En revanche, elles ont noué leurs draps pour en faire une corde de fortune, comme dans une BD, justement. Heureusement, leur chambre est au premier étage.

Lisa est déjà prête, blouson enfilé, capuche sur la tête, sac arrimé sur le dos. L’appréhension se lit sur son visage, et Shéhérazade réprime un mouvement d’humeur. Elle n’a pas besoin d’une poltronne comme équipière ! Elle fait signe à Lisa, et elles vérifient ensemble la solidité du nœud de leur corde de fortune, qu’elles ont attachée à la tête du lit de Lisa, le plus proche de la fenêtre. Pour une fois, Shéhérazade bénit la sévérité du foyer qui inflige aux filles des lits en métal, certes inconfortables mais fixés au sol (on se demande bien pourquoi, d’ailleurs. Qui aurait l’idée absurde d’aller les voler ?).

Avec mille précautions, elle ouvre la fenêtre, puis les volets, écartant tout doucement les battants vers la façade. Un des vieux panneaux de bois grince un peu, et les deux filles s’immobilisent, aux aguets. Elles laissent passer une minute : rien. Avec un dernier regard d’avertissement à Lisa, Shéhérazade attrape la corde, monte sur le rebord de la fenêtre et passe une jambe puis l’autre au-dehors, sous les yeux terrifiés de sa compagne.

Chapitre 10

 

Seul un réverbère à la lumière faiblarde éclaire l’impasse.

Quelques voitures garées le long du trottoir dorment tranquillement, leurs propriétaires couchés bien au chaud dans les petites maisons jumelles qui peuplent l’impasse.

C’est la planque idéale, à deux rues de l’orphelinat.

Dans l’une de ces voitures anonymes, un téléphone sonne.

— Vous êtes en place ? La visite est prévue pour demain matin. Il faudra agir vite. Neutraliser la directrice et partir avec la gamine. Je vous ai donné sa description, alors pas d’erreur, cette fois.

 

***

 

— Dans deux cents mètres, prenez le Boulevard Voltaire, puis tournez à droite Impasse des Peupliers.

Lâchant le volant d’une main, Freddy éteint le GPS. Il a déjà rendu visite à Shéhérazade à Pouilly-les-Mines, mais toujours en train. Ça ne fait que quelques mois qu’il a pu s’acheter une voiture, après avoir obtenu, non sans mal, son permis.

Dans l’Impasse des Peupliers, ses phares n’éclairent qu’une rangée de voitures et de maisonnettes aux fenêtres desquelles ne brille aucune lumière. Une fois garé, il éteint ses phares et jette un coup d’œil à son portable. 23 h 20. Il est en avance. Il mettrait bien de la musique, mais il préfère rester prudent et ne pas attirer l’attention – l’attention de qui, d’ailleurs ? Il n’y a pas un chat, mais deux précautions valent mieux qu’une.

Sans s’en rendre vraiment compte, il pianote nerveusement sur le volant. Bon, ce n’est pas la première fois qu’il fait quelque chose d’illégal, mais depuis que ses parents ne font plus partie du paysage, il s’est assagi. Plus de vols à l’arraché, plus de trafic. Il s’est rangé des voitures. Il a même trouvé un job après son bac pro. Mais il imagine bien qu’enlever une mineure, fût-elle sa sœur, ne figure dans aucun code de bonne conduite.

Et puis merde. Qu’est-ce qu’on attend de lui, au juste ? Qu’il laisse Zaza végéter dans ce fichu orphelinat et, selon toute vraisemblance, mal tourner ? Cela fait déjà trois ans qu’ils sont séparés. Il ne va pas attendre encore des mois, voire des années, qu’un juge décide de se pencher sur le dossier de Zaza et constate qu’il existe dans sa famille un adulte responsable – lui, en l’occurrence – capable de prendre soin d’elle.

Non, son plan est simple : il va mettre la justice devant le fait accompli. Bien sûr, Zaza et lui devront se faire discrets pendant quelque temps. Impossible pour Zaza de fréquenter le lycée, elle devra prendre des cours par correspondance. Et elle aura intérêt à exceller, pour que le juge admette qu’elle est bien mieux sous la tutelle de son frère que dans un sinistre orphelinat.

Freddy sourit. Son plan a peut-être des failles, mais c’est la seule chance qu’il ait. Il a tout préparé chez lui pour Zaza, a prévu de lui laisser sa chambre pendant que lui dormira dans le salon. Il a même un cadeau de bienvenue pour elle : des bananes Haribo, les bonbons qu’elle préfère, dans la boîte à gants. D’ailleurs, pourquoi ne pas ouvrir le paquet tout de suite ? Une ou deux bananes de moins, Zaza ne lui en voudra pas.

Allez, une seule, il ne va pas être vache. Il se penche vers la boîte à gants quand la portière s’ouvre brusquement. On ne lui laisse pas le temps de réagir. Deux bras costauds le tirent hors de la voiture, puis une autre paire de bras terminés par deux gros poings entre en contact avec son nez, encore et encore, jusqu’à ce qu’il perde connaissance.

 

* * *

 

– Monsieur ? Il y a eu… un contretemps.

Debout devant la baie vitrée derrière laquelle brillent encore quelques lumières dans les immeubles de bureaux, l’homme qui vient de décrocher serre les dents.

– Oui ? dit-il d’un ton sec.

– Un individu suspect s’est garé dans l’impasse, sans descendre de sa voiture. On a attendu un moment. Comme il ne sortait toujours pas, on est allé… lui faire entendre raison.

Cette fois, l’homme s’oblige à compter mentalement jusqu’à cinq pour ne pas hurler. Quelle mouche a piqué ces deux crétins de prendre une telle initiative ? Au temps pour la discrétion !

– Je vois, répond-il d’une voix dangereusement calme. Où êtes-vous maintenant ? Et avez-vous au moins pensé à vérifier l’identité de l’individu ?

– Bien sûr, monsieur — il entend presque le type se rengorger, comme s’il avait de quoi être fier de lui. Je vous envoie la photo de sa carte d’identité tout de suite. Et on s’est garé à  deux cents mètres à peine, sur le boulevard. On est un peu plus exposé, mais personne ne pourra nous échapper.

L’homme raccroche aussitôt. Quelques secondes plus tard, un bip lui annonce l’arrivée d’un nouveau message.

D’après la carte d’identité, l’« individu suspect » est un jeune homme de vingt et un ans du nom de Frédéric Anselme. Sans plus attendre, il compose un nouveau numéro. Si ce Frédéric Anselme n’est pas qu’un pékin lambda qui s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, il faut qu’il le sache.

Chapitre 11

 

Lisa est encore agrippée à la corde improvisée, à environ un mètre cinquante du sol, mais pour son esprit terrifié, ce pourrait tout aussi bien être quatre mille mètres. Son cerveau semble fonctionner encore, mais les ordres qu’il donne à ses jambes ne sont vraisemblablement pas transmis, car celles-ci refusent de faire un mouvement de plus.

Elle jette un coup d’œil en bas, où Shéhérazade attend en la regardant avec une impatience tangible. Bon sang, il faut qu’elle bouge ! Le cœur battant, les mains moites, elle finit par se laisser glisser sans la moindre élégance, comme le proverbial sac de patates, s’écorchant les paumes le long de la corde, jusqu’à ce que ses pieds touchent enfin le sol.

– Bon Dieu ! marmonne Shéhérazade. T’es du genre à être choisie en dernier quand on fait des groupes en cours d’EPS, toi, non ? Allez, viens. J’espère que t’es meilleure en course, ma vieille !

Lisa, les deux mains sur les genoux, est encore en train d’essayer de reprendre son souffle quand Shéhérazade s’élance. Mais l’urgence l’emporte sur sa peur, et elle se met à courir à son tour. Effectivement, elle est meilleure en course, car elle arrive en même temps que Shéhérazade au portillon qui donne sur la ruelle. Le battant de bois n’est fermé que par un loquet qu’il leur suffit de soulever pour se retrouver à l’extérieur.

— Viens ! articule Shéhérazade silencieusement, et elles longent la ruelle sombre en rasant les murs.

Aucune lumière ne brille aux fenêtres des maisons qui la bordent, mais les deux filles progressent à pas de loup jusqu’à l’intersection avec le Boulevard Voltaire. Là, elles marquent un arrêt. Plusieurs minutes passent sans qu’aucune voiture apparaisse – il faut dire que Pouilly-les-Mines n’est guère connue pour sa vie nocturne –, et elles finissent par tourner à gauche, longeant toujours les murs telles des ombres.

Malgré tout, Lisa a le cœur qui bat à cent à l’heure. Le boulevard, contrairement à la ruelle, est éclairé par des réverbères disposés à intervalles réguliers. Mais rien ne bouge, hormis elles. Il y a bien quelques voitures garées sur le boulevard, mais elles restent immobiles tandis que les deux adolescentes s’en éloignent.

Sur un autre signe discret de Shéhérazade, elles traversent l’artère au niveau où celle-ci se croise avec l’Impasse des Peupliers.

Lisa peut enfin souffler. Ce n’est qu’une première étape, mais elle est réussie.

 

Chapitre 12

 

Debout sur le seuil, son sac de voyage à la main, Momo jette un dernier coup d’œil à la petite chambre qu’il a occupée pendant quatre ans au foyer. Sur le lit simple, il a laissé, par correction, une lettre à l’attention de Mme Lenoir. Sa démission. Il est peut-être bien brave, mais même les braves gens ont leurs limites, et aujourd’hui, la perspective d’améliorer un peu le quotidien de ces pauvres gamines par ses bons petits plats ne suffit pas à le faire rester.

Sans bruit, il ouvre la porte, s’éloigne dans le couloir et s’en va dans la cour où est garé son side-car.

 

***

 

— Putain ! Démarre, démarre, elle est là !

— Hein ?

— Mais vas-y, démarre ! Y a deux gamines qui viennent de traverser la rue, et je te jure qu’elles venaient de l’orphelinat !

La grosse berline noire démarre sur les chapeaux de roues, fait un demi-tour hasardeux sur l’avenue déserte et fonce vers l’Impasse des Peupliers.

 

***

— Freddy ! Non !

À côté de Shéhérazade accroupie, Lisa, encore haletante après sa course, observe le jeune homme évanoui par terre. Il est brun et grand, comme Shéhérazade, et vu la ressemblance, ce doit être son frère.

Elle a à peine le temps de se dire que leur plan tombe à l’eau que des bruits de moteur retentissent derrière elle. Attrapant le bras de Shéhérazade, elle lui fait faire volte-face avec elle. À l’entrée de l’impasse pointe le museau noir d’une grosse voiture. Son cœur se met à battre comme un fou.

Piégée. Elle est piégée.

Alors que la berline noire s’engouffre dans l’impasse, elle s’élance à contresens sans réfléchir, entraînant Shéhérazade avec elle. Le conducteur, sans doute surpris par leur réaction, ne pile qu’au moment où elles sont à une dizaine de mètres de l’entrée de l’impasse.

Du coin de l’œil, Lisa voit deux types plutôt costauds descendre de la voiture, mais ne stoppe pas sa course.

Hélas, lorsque Shéhérazade et elle arrivent à l’intersection avec le Boulevard Voltaire, c’est un autre véhicule qui leur barre la route.

Chapitre 13

 

— Vite, les filles ! Montez !

Lisa, comme Shéhérazade, reste interdite un instant. Sous le casque du conducteur du side-car, c’est bien le visage de Momo.

Momo, avec son allure débonnaire et son évidente gentillesse… Trop évidente, peut-être ? Les malfrats, quels qu’ils soient, s’ils ont un brin d’intelligence, ont bien pu faire appel à ce type et à ses airs de je-ne-ferais-pas-de-mal-à-une mouche pour mieux piéger leur proie.

Mais, alors qu’elle hésite, c’est Shéhérazade cette fois qui la tire par la manche et l’entraîne dans le side-car, où elles se collent l’une contre l’autre dans l’espace étroit.

Momo redémarre aussitôt, et Lisa a juste le temps d’apercevoir les deux costauds, à mi-chemin dans l’impasse, faire demi-tour en courant pour rejoindre leur voiture.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? lance Shéhérazade au bout d’un instant de silence choqué. C’est qui, ces types ?

Son ton est accusateur.

— J’en… j’en sais rien, balbutie Lisa. Je te jure !

— Ah ouais ? Une chose est sûre : c’est pas après moi qu’ils en ont. Mais qu’est-ce que t’as fait, bon Dieu ? T’es qui ?

Lisa ne répond pas. Alertée par un bruit de moteur, elle regarde derrière elle. La grosse berline vient de s’engouffrer sur le boulevard et accélère à vue d’œil.

Grâce à Dieu, Momo se révèle un conducteur hors pair, sans compter qu’il semble connaître les rues de la ville comme sa poche. Il prend un virage sec à gauche, si bien que les filles se retrouvent collées l’une contre l’autre, pratiquement parallèles à la route, jusqu’à ce qu’il redresse son engin. Le souffle coupé, Lisa et Shéhérazade n’essaient même plus de parler.

La berline, hélas, les suit toujours. Dans un film, ce serait le moment où le passager baisse sa vitre, tend le bras au-dehors et tire dans les pneus du side-car. Mais, visiblement, les gangsters n’ont pas vu les mêmes films que Lisa, et rien de tel ne se passe.

Le cœur battant à cent à l’heure – c’est un cliché, je vous l’accorde bien volontiers, mais dans cette situation, c’est vraiment l’impression qu’on a –, Lisa continue de regarder la puissante berline se rapprocher inexorablement.

Chapitre 14

 

Momo pousse son side-car à la vitesse maximale, sans se poser de questions. L’urgence, pour l’instant, c’est d’échapper à ceux qui les poursuivent. Le reste attendra que les filles et lui soient en sécurité.

Il faudrait juste qu’il parvienne jusqu’à la rue Maximin, ruelle connue à Pouilly-les-Mines comme le repaire des dealers et des petites frappes. La voie est trop étroite pour qu’une grosse berline s’y engouffre. En revanche, son side-car…

Le front mouillé de sueur sous son casque, il accélère, accélère…

 

* * *

 

— C’est elle, tu crois ?

— Évidemment ! Cheveux longs blonds, environ 1 m 60, tout correspond. Et puis, quelle autre gamine se baladerait en pleine nuit dans ce trou perdu ?

— Ben… l’autre, justement. Sa copine, la grande brune.

— La ferme, bon Dieu ! Laisse-moi me concentrer sur la route.

À quelque deux cents mètres devant la berline, le side-car file à toute berzingue. Pas assez vite, cependant. À chaque seconde, la distance entre eux se réduit.

 

***

 

Un bref instant, Lisa ferme les yeux, comme si cela pouvait lui permettre d’échapper à ce cauchemar. Elle s’agrippe au siège, brinquebalée comme dans une diligence du  XIXe siècle tandis que Momo fonce, tourne à droite là, à gauche ici, à croire qu’il s’imagine dans un jeu vidéo de course-poursuite. À tout moment, elle croit sa dernière heure arrivée – cela lui arrive régulièrement, soit qu’elle s’étouffe avec une arête de poisson, soit qu’elle oublie de regarder à gauche et à droite avant de traverser la rue, mais en général ses parents sont toujours là pour la sauver, l’enguirlander puis la rassurer.

Mais là, maintenant, c’est réel.

Un sentiment d’incrédulité la saisit. Comment sa vie a-t-elle pu basculer ainsi, sans prévenir ? Oui, sans prévenir, car elle a beau y réfléchir, elle ne voit pas qui peut leur vouloir du mal, à ses parents et à elle. Sur ce point, elle a dit la vérité aux policiers. Des musiciens concurrents ? Elle n’y croit pas. Certains sont peut-être jaloux du talent de ses parents, mais ils ne sont pas du genre à employer des hommes de main. Leur truc, ce serait plutôt d’essayer de les décontenancer avant une audition, par exemple. Non, vraiment, c’est incompréhensible. La tante Alma ? Elle est peut-être acariâtre, mais inoffensive. Et puis, que gagnerait-elle à ce que son frère et sa belle-sœur disparaissent ?

Elle secoue la tête, comme pour revenir au moment présent, comme si elle avait besoin de toute sa lucidité pour se sortir de ce mauvais pas, comme si sa survie dépendait de sa vivacité d’esprit et de la rapidité de ses réflexes à cet instant précis. Sauf que, en l’occurrence, elle ne peut rien faire que se laisser ballotter dans ce side-car conduit par un type qui, pour ce qu’elle en sait, pourrait bien être lui aussi du côté obscur de la force.

 

***

 

Quelques scooters sont garés le long du boulevard, juste à l’angle de la petite rue Maximin, leurs occupants probablement en train de se livrer à divers trafics dans la ruelle. Pour une fois, cette vision ragaillardit Momo, qui ralentit à peine avant de tourner brusquement dans ce repaire de petits délinquants, dont l’évocation lui paraît à cet instant parfaitement dénuée de danger, comparée à ses poursuivants anonymes.

De jeunes types à casquette le regardent filer dans la ruelle, certains s’écartant vivement de la trajectoire du side-car pour ne pas se faire faucher. Si Momo en avait le temps, il jetterait un coup d’œil autour de lui et verrait leur air ahuri et, à l’entrée de la ruelle, le pare-chocs menaçant d’une grosse berline noire figée sur place, furieuse de ne pouvoir s’immiscer dans la rue Maximin.

 

***

 

— Ça fait bien une demi-heure qu’on tourne ! On les a perdus, je te dis !

— La ferme. On va les retrouver. De toute façon, on n’a pas le choix. Tu sais ce qui nous attend si on foire sur ce coup-là.

— Il vaudrait mieux qu’on le prévienne, quand même, tu crois pas ?

— Je crois vraiment pas, non.

Et la grosse berline noire continue de quadriller Pouilly-les-Mines dans la nuit qui s’étire.

Chapitre 15

Malgré ses remontrances répétées, Mélanie Lenoir n’est jamais parvenue à faire cesser complètement le brouhaha qui accompagne chaque matin ses pensionnaires à l’heure du départ pour le collège. Certaines dévalent l’escalier, martelant les marches de leurs lourdes baskets, tandis que d’autres traînent dans les couloirs en gloussant.

En faction devant la porte d’entrée ouverte, elle les regarde sortir les unes après les autres, en leur souhaitant une bonne journée. Sa journée à elle a bien mal commencé. Réveillée à 5 h 30, comme à son habitude, elle a pris son petit déjeuner dans son appartement de fonction, puis s’est rendue dans le réfectoire pour superviser le petit déjeuner des filles. Or, elle n’a trouvé là aucune table dressée, ni boîtes de céréales ni tartines, ni Thermos de thé ou de chocolat chaud. Momo s’est révélé introuvable lui aussi, et lorsqu’elle a fini par aller toquer à sa porte, personne ne lui a répondu. Dans sa chambre, qu’elle a ouverte, ne l’attendait qu’une lettre de démission. Elle en fulmine encore.

Dans son malheur, elle a eu la chance que Sonia, une des éducatrices, arrive assez tôt pour lui donner un coup de main. À elles deux, elles ont servi aux filles un rapide petit déjeuner fait de céréales et de jus d’orange.

Dans sa confusion, elle ne s’est rendu compte qu’au moment où le réfectoire se vidait que deux des filles manquaient à l’appel. Shéhérazade – quelle surprise ! – et la petite nouvelle. Sans doute une panne d’oreiller. Sonia est en train d’aller vérifier dans leur chambre pendant que le couloir et l’escalier se vident.

Alors qu’elle suit du regard les ados qui s’éloignent en direction de l’arrêt de bus, une voiture se gare devant la grille.

— Madame Lenoir ?

C’est la voix, inquiète, de Sonia.

Mélanie Lenoir se retourne, aussitôt en alerte. Sonia se dirige vers elle à grands pas, un masque de sérieux inhabituel sur son visage de poupée.

— Qu’y a-t-il ?

— Elles ne sont pas dans leur chambre.

Ce n’est qu’à ce moment que Mélanie Lenoir sent la fraîcheur du vent qui s’engouffre par la porte d’entrée restée ouverte, et lui hérisse le poil autant que l’agacement et l’inquiétude qui commencent à la saisir. Elle se retourne pour fermer la porte et découvre alors, grimpant les marches du perron, un couple à l’aspect très officiel.

Évidemment. La visite des inspecteurs des services de l’enfance. Avec la panique de ce matin, elle l’avait complètement oubliée.

Elle plaque un sourire sur son visage, très consciente de la présence de Sonia dans son dos. Sonia qui, à tout instant, risque de lâcher ce qui s’apparenterait à une véritable bombe.

— Bonjour.

— Bonjour, madame Lenoir. Je suis Hervé Latouche, de l’ASE, et voici ma collègue, Lucille Besset.

Tous deux lui mettent sous le nez leurs cartes professionnelles.

— Entrez, je vous en prie, dit Mélanie Lenoir en faisant volte-face.

À Sonia qui la regarde d’un air intrigué, elle adresse un froncement de sourcils, en espérant que l’autre comprendra qu’il vaut mieux rester discrète sur la disparition de Shéhérazade et de Lisa. Sonia n’est pas bête, elle comprendra que c’est dans son intérêt. Elle est vacataire ici, et c’est la directrice qui est en charge du recrutement des vacataires.

— Je vous en prie, asseyez-vous, dit-elle, une fois les deux visiteurs introduits dans son bureau.

Tandis qu’ils s’exécutent, elle poursuit :

— J’avoue n’avoir pas très bien saisi l’objet de votre visite. Le foyer a été inspecté très récemment – il y a deux mois, il me semble –, et le rapport était élogieux.

— Certes, certes, fait Lucille Besset, une petite chose rondouillarde au sourire éclatant. Nous en avons pris connaissance.

— Cependant, enchaîne son compagnon, nous devons nous assurer que votre établissement est adapté à toutes vos pensionnaires. On nous a en effet appris que vous aviez accueilli une nouvelle jeune fille…

C’est un homme trapu d’une bonne trentaine d’années qui serait plutôt séduisant, si son nez ne semblait pas avoir été dessiné par un peintre cubiste. Un instant distraite par cette incongruité, Mélanie Lenoir revient rapidement à la réalité. Décidément, les nouvelles vont vite ! Pour une fois qu’elles ne restent pas bloquées dans les circuits engorgés et tortueux de l’administration…

— Effectivement. Elle est là depuis à peine deux jours.

Hervé Latouche se racle la gorge.

— Étant donné que vous avez un public… disons… difficile, il est de notre devoir de nous assurer que vous pouvez offrir les meilleures conditions d’accueil à cette enfant.

Lucille Besset intervient alors, sans se départir de son sourire :

— En fait, le mieux serait que nous nous entretenions avec elle pour cela. En tête à tête, si cela ne vous dérange pas. Vu que vous êtes la directrice, elle pourrait se censurer et ne pas nous dire ce qu’elle a sur le cœur.

Déjà, elle se lève.

— Pouvez-vous nous conduire à sa chambre ?

Chapitre 16

 

Lisa se réveille au chant des oiseaux. Des oiseaux qui semblent très, très proches. Elle lève les yeux, et là, à deux mètres au-dessus d’elle, entre une poutre et la charpente du toit… un nid.

Une fraction de seconde d’égarement suit cette prise de conscience, puis tout lui revient et, prise d’une peur rétrospective, elle sent son cœur se mettre à battre follement, comme la veille, lors de la course-poursuite dans Pouilly-les-Mines.

Momo, Shéhérazade et elle ont roulé toute la nuit en direction du nord, d’après ce qu’elle a pu voir des panneaux qui défilaient, et sans jamais emprunter l’autoroute. Sans doute Momo a-t-il jugé plus prudent de ne pas prendre les voies les plus empruntées. Pourtant, apparemment, leurs poursuivants avaient disparu.

Après des heures à rouler sur de petites routes, à traverser des villages endormis et quelques villes où ils n’ont croisé que de rares voitures et, à l’occasion, un fêtard titubant sur le trottoir, ils se sont retrouvés en pleine campagne, où ils ont continué à rouler jusqu’à atteindre cette petite maison isolée dans les champs.

La fatigue des événements a eu raison d’elle, et même de son inquiétude : elle s’est endormie presque aussitôt arrivée. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle se trouve chez Raoul, le frère de Momo, et que les deux frères les ont installées dans le grenier, Shéhérazade et elle.

Elle jette un coup d’œil autour d’elle. La pénombre règne dans le grenier, bien qu’une petite lucarne laisse passer un rai de soleil maigrelet, lui permettant d’apercevoir Shéhérazade, étendue comme elle sur un matelas posé à même le sol.

Shéhérazade doit sentir son regard sur elle, car elle ouvre les yeux, et une peur inattendue se peint sur ses traits lorsqu’elle croise le regard de Lisa.

— Ça va ? demande Lisa.

Shéhérazade, qui s’est assise, a un mouvement de recul, comme si elle croisait un vampire ou un chat noir.

—  Toi, j’te parle pas, siffle-t-elle. T’es un danger ambulant.

— Mais…

Shéhérazade coupe court à la conversation en se levant brusquement, et Lisa, interdite, la regarde se diriger vers la trappe qui mène aux étages inférieurs. Avec un soupir, elle repousse à son tour sa couverture et se lève pour se diriger vers l’escalier, qui tient plus de l’échelle de meunier que de l’escalier de Chambord. Comment s’expliquer ? La peur qu’elle a vue sur le visage de Shéhérazade, elle la ressent aussi. En fait, elle n’en sait guère plus qu’elle sur ce qui leur est arrivé.

À mesure qu’elle descend les échelons, les échos de plus en plus nets d’une chanson lui proviennent. Elle reconnaît les dernières notes de Dis quand reviendras-tu ? de Barbara, curieusement suivies de la voix de Beyoncé entonnant : « All the single ladies, all the single ladies… »

Arrivée au bas de l’échelle, elle tourne à droite, en direction de la musique et de la voix de Momo qui fait :

— Sérieusement, Raoul, Beyoncé ?

Quelques pas amènent Lisa dans une petite cuisine ouverte sur une pièce plus grande où sont attablés les deux frères. Shéhérazade est en train de prendre place à table. À peine assise, elle tend la main vers une tranche de brioche dont elle engloutit un bon tiers en une bouchée.

C’est le moment que choisit Lisa pour monter l’unique marche qui mène au salon et s’annoncer.

— Euh… bonjour.

Momo se retourne tandis que Raoul lui sourit. Shéhérazade, elle, baisse ostensiblement les yeux pour ne pas la regarder.

— Viens t’asseoir, Lisa, dit Momo en désignant la chaise à côté de lui.

Il sourit – du même sourire que son frère, un peu de guingois –, mais son regard brun est pour le moins perplexe.

Lisa obtempère en silence et hoche la tête à l’intention de Raoul, qui vient de soulever la cafetière italienne d’un air interrogateur. Il remplit un mug pour elle, puis se carre contre son dossier en la regardant.

— Bon, Lisa…

Elle se prépare. Ça y est, l’interrogatoire va commencer, et que pourra-t-elle dire ? Jusqu’à quel point peut-elle se confier à ces gens ?

Elle n’a pas le temps d’en débattre plus avant car Raoul reprend :

— Tu es plutôt Brel ou Barbara ?

Interloquée, Lisa commence à bredouiller quelque chose, tandis que son esprit, telle une entité séparée d’elle, enregistre des détails qu’elle n’avait pas encore notés – Raoul et Momo se ressemblent comme des jumeaux, à ceci près que Raoul est visiblement plus jeune et semble soigner son apparence beaucoup plus que son frère. À les voir ensemble, on croirait assister à un avant/après où l’avant serait une version rustique et l’après une version citadine.

 — Ben…

— Pas la peine de répondre, Lisa, c’est une question piège, intervient Momo. Figure-toi que mon frère est fan de chant, mais uniquement de voix féminines. De La Callas à Beyoncé, apparemment.

— De toute façon, j’allais dire Barbara, dit Lisa en souriant à Raoul.

— T’es née en 1400 ou quoi ? marmonne Shéhérazade, la bouche pleine de brioche.

Lisa se sent rougir, mais elle rétorque :

— Figure-toi que j’ai des goûts éclectiques, comme Raoul.

— Éclectiques ! Ça fait bien psychopathe, ça – pardon, Raoul. Le genre de psychopathe à éviter si on ne veut pas retrouver son frère à moitié mort sur la chaussée !

— Donc Freddy, c’est bien ton frère ? 

Au même moment, Momo demande, les sourcils froncés :

— Ton frère ?

Il faut dire qu’ils n’ont guère pris le temps de parler à leur arrivée ici pendant la nuit et que, dans le side-car, les deux filles ont gardé le silence, rendues muettes par la peur et la vitesse.

— Ouais, mon grand frère. On avait rendez-vous, mais les potes de mademoiselle – Shéhérazade pointe un index furieux sur Lisa – sont arrivés avant moi.

— Mais enfin… commence Lisa.

— OK, on se calme, intervient Raoul en levant les mains. Et on reprend depuis le début.

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? réplique Shéhérazade. Avant hier, ma vie était un cauchemar, et depuis hier soir, c’est carrément l’enfer. Et grâce à qui ? Grâce à Mademoiselle Blondasse ici présente, avec ses airs de pas y toucher. Avant elle, j’avais des problèmes, d’accord, mais par rapport, c’est du pipi de chat ! Elle…

Cette fois, c’en est trop pour Lisa. Trop d’inconnues, trop de reproches, trop de tout. Elle repousse brusquement sa chaise et quitte la maison en courant.

Chapitre 17

 

Lisa n’a pas l’habitude de ces éclats. Avec ses parents, les relations sont tranquilles. Sans doute pas non plus idylliques - Lisa a bien conscience d’entrer dans l’adolescence, et des incompréhensions se font jour parfois, surtout entre sa mère et elle, mais sans aller jusqu’au conflit. L’affrontement direct, la confrontation à une hostilité aussi ouverte que celle de Shéhérazade, elle ne connaît pas.

Aussi descend-elle précipitamment les quelques marches du perron, avant de s’éloigner du même pas rapide dans le jardin, puis jusqu’au champ qui le borde.

Bien sûr, elle comprend la réaction de Shéhérazade. Elle aussi, à sa place, serait inquiète pour son frère. Mais sa compassion a des limites, et elle ne peut s’empêcher de penser que sa situation est pire encore que celle de Shéhérazade.

Parce que, se dit-elle, résumons, en se laissant tomber dans l’herbe, à l’abri d’une haie.

Premièrement, ses parents ont disparu comme par magie, sans aucune raison apparente, et la police n’a pas la moindre idée de ce qui leur est arrivé.

Deuxièmement, pire, ils ont vraisemblablement été kidnappés par des malfrats dont elle ignore tout des motivations mais dont elle est sûre, au vu de qui s’est passé la veille, qu’ils sont sur ses traces.

Troisièmement, elle se retrouve en fuite, en compagnie de trois personnes dont elle ignorait tout il y a encore trois jours, des personnes parmi lesquelles elle compte au moins une ennemie.

Portant les doigts à sa bouche, elle grignote distraitement les petites peaux autour de ses ongles, tout en s’exhortant à réfléchir logiquement, froidement, mais les informations et les questionnements tournent dans sa tête comme des vêtements pris dans un cycle d’essorage à 1400, et finissent par ne plus former qu’un magma coloré et tourbillonnant dans lequel elle ne distingue plus rien nettement.

Un magma qui lui embrouille l’esprit… et la vue, car ce qu’elle voit maintenant – non, ce qu’elle imagine – ne peut être qu’un mirage.

À deux pas devant elle, mais debout alors qu’elle est assise, elle est là.

Salut.

Toujours assise, Lisa recule précipitamment, jusqu’à toucher les buissons.

Cette fille, là, son portrait craché… Elle vient de lui parler, mais ses lèvres n’ont pas bougé. Et elle l’a entendue dans sa tête.

Tu as peur ?

Toujours cette voix, en elle. L’autre se meut comme une personne normale, mais sa voix ne fait que résonner en Lisa. Alors si elle a peur… C’est un euphémisme. La terreur la prend tout entière, engourdissant ses extrémités comme le ferait un froid glacial.

Ne t’inquiète pas.

– Pffff...

Voilà tout ce que Lisa réussit à répondre.

C’est alors que l’autre franchit les quelques mètres qui les séparent et lui touche le bras. Sa paume est tiède, bien vivante, et curieusement, ce contact apaise un peu Lisa, qui parvient à bredouiller :

— Qui… qui es-tu ?

Tu peux m’appeler Lise.

— Mais… c’est… c’est n’importe quoi ! Tu as conscience qu’on se ressemble comme des jumelles ? Et c’est quoi cette histoire de voix ? Pourquoi je t’entends dans ma tête ?

Chut. Je t’expliquerai tout, mais l’important, c’est que je peux t’aider.

— Mais comment ?

— Lisa ? Lisa !

C’est la voix de Momo, dont les pas font crisser l’herbe du champ. Machinalement, Lisa tourne la tête, mais ne voit rien d’autre que le buisson. Lorsqu’elle regarde de nouveau devant elle, elle est seule. Plus de Lise.

Je reviendrai bientôt.

Chapitre 18

 

Lucille Besset est déjà à la porte du bureau, la main sur la poignée, quand deux petits coups retentissent contre le battant.

Tout sourire, elle ouvre, telle une parfaite maîtresse de maison s’apprêtant à accueillir ses invités, tandis que Mélanie Lenoir se lève de son fauteuil, sans perdre contenance malgré l’appréhension qui s’est emparée d’elle depuis que Sonia lui a annoncé que les filles n’étaient pas dans leur chambre.

— Madame Lenoir ? Je vous dis à tout à l’heure, toutes les filles sont parties au collège.

Louée soit Sonia ! Mélanie Lenoir hoche la tête à l’intention de l’éducatrice, en s’efforçant de ne rien laisser paraître de son soulagement.

— Eh bien, il me semble que vous allez devoir reprogrammer une visite.

Les lèvres pulpeuses et maquillées de Lucille Besset forment une moue qui enlaidit son joli visage.

— C’est regrettable, dit-elle d’un ton soudain sec.

À cet instant, le portable de son collègue émet un bip. Il jette un rapide coup d’œil à l’écran et, alors que Lucille Besset paraît sur le point d’ajouter quelque chose, s’empresse d’intervenir :

— C’est dommage, effectivement, mais nous reviendrons ce soir ou demain. En attendant, madame Lenoir, nous aimerions voir la chambre de la petite, afin de jauger ses conditions d’installation.

Les deux inspecteurs regardent Mélanie Lenoir, attendant qu’elle veuille bien les guider, aussi celle-ci est-elle la seule à voir Sonia pâlir aux paroles d’Hervé Latouche.

 

***

 

Depuis le seuil de la chambre, Hervé Latouche observe les lits jumeaux aux couvertures soigneusement tirées – bizarre, deux adolescentes qui font leur lit – et qui lui paraît étrangement vide, bien que des classeurs et des cahiers en fouillis recouvrent l’un des bureaux en bois.

Tirant de sa sacoche un porte-blocs et un stylo, il entreprend de remplir un formulaire. Jouer son personnage jusqu’au bout est une des clés de la réussite, l’expérience le lui a appris. Même le formulaire est authentique.

– Lequel de ces lits Lisa occupe-t-elle ?

La directrice le lui désigne, en précisant :

— Évidemment, vu les circonstances, elle est arrivée presque sans rien dans notre établissement.

Hervé Latouche hoche la tête, compréhensif.

— Évidemment, répète-t-il, avant d’ajouter en lui-même : Et elle est repartie presque sans rien aussi.

Car il sait que la directrice lui ment. Cible en fuite, aperçue cette nuit quittant Pouilly-Les-Mines, disait le SMS qu’il a reçu cinq minutes plus tôt.

Il avance dans la chambre. Lucille, à ses côtés, en fait autant et marche d’un pas tranquille jusqu’à la fenêtre. À elle non plus rien n’échappe ; il sait donc, même si rien dans son expression ne l’indique, qu’elle a remarqué comme lui le bout de drap entortillé qui dépasse de la porte d’un des placards, empêchant celui-ci de se fermer complètement.

— Bien, madame Lenoir, fait Lucille – ou Daphné, ou Marie-José, selon les circonstances, mais Lucille est l’alias qu’elle préfère –, nous n’allons pas vous embêter plus longtemps. Tout me paraît correct. N’est-ce pas, Hervé ?

— Sommaire mais convenable, approuve-t-il en rebroussant chemin vers la porte. Je vous remercie, madame Lenoir.

Remarquable, vraiment, le self-control dont fait preuve la directrice. Elle n’est cependant pas aussi aguerrie que lui dans l’art de la dissimulation, et Hervé surprend la lueur de soulagement dans son regard tandis qu’elle passe devant eux avant de les raccompagner.

 

***

 

Cela fait une bonne demi-heure que Mélanie Lenoir fixe son ordinateur, où la photo de l’écran de veille a remplacé depuis longtemps le fichier sur lequel elle voulait travailler.

Il faut pourtant qu’elle réagisse, elle le sait. Mais par quoi commencer ? Chercher quelqu’un pour remplacer Momo ? Prévenir la police de la disparition de Lisa et de Shéhérazade ?

Non, elle refuse de se retrouver accusée de négligence pour avoir laissé les filles s’échapper, elle qui, jusque-là, a toujours eu un CV sans tache.

Quoi alors ? Les chercher elle-même ? Si les filles sont parties ensemble, ce qui semble vraisemblable, elles vont avoir besoin d’aide. Elle ne connaît pas Lisa, mais Shéhérazade, si insupportable et rebelle qu’elle soit, n’est pas bête. Elle n’aurait pas fui sans avoir un plan.

Se secouant, elle fait bouger sa souris pour ranimer son ordinateur, qui lui offre bientôt ce qu’elle cherche : le dossier de Shéhérazade. Ragaillardie à l’idée d’avoir une piste, elle le parcourt quand un souvenir lui revient soudain.

Un frisson glacé remonte le long de son dos.

Alma. Elle a oublié Alma, la tante de Lisa, qui doit venir chercher la petite ce soir.

Bien, une chose après l’autre, se dit-elle. Elle va trouver une idée pour se débarrasser de la gêneuse. En attendant, cela la soulage au moins d’un poids : elle va pouvoir annuler la visite des deux inspecteurs. Quel besoin auraient-ils de s’entretenir avec Lisa puisque celle-ci va être prise en charge par sa tante ?

Par chance, Malik Boussaha, qui gère la section départementale de la protection de l’enfance, répond dès la deuxième sonnerie. Après les salutations d’usage, Mélanie Lenoir enchaîne :

— J’ai bien reçu la visite de Mlle Besset et M. Latouche ce matin pour leur inspection à la suite de l’arrivée de Lisa chez nous, mais…

— Attendez, attendez, Mélanie, l’interrompt Malik. De quoi parlez-vous ?

— Eh bien, des inspecteurs que vous avez envoyés ce matin.

Il y a un silence puis un bruissement de papiers, à l’autre bout du fil.

— Non, c’est bien ce que je pensais, il n’y avait aucune inspection programmée chez vous aujourd’hui. D’ailleurs, je n’ai jamais eu de Besset ni de Latouche dans mon équipe.

Chapitre 19

 

Dans la salle de bains étonnamment grande de Raoul, au milieu de laquelle trône une antique baignoire à pattes de lion, Shéhérazade contemple avec désespoir son reflet dans le miroir.

Ça recommence. Elle aperçoit déjà quelques frisettes qui déparent le reste encore lisse de sa chevelure.

C’est sûr, dans quelques jours, elle va ressembler à un mouton et perdre un bon tiers de sa longueur, avec ces boucles qui remontent comme des ressorts.

De nouveau, on lui dira qu’elle est tout le portrait de sa mère. Sa mère, bouclée et sans doute jolie, mais avec une sérieuse araignée au plafond.

Et tout cela à cause de Lisa ! Si cette idiote n’avait pas fait foirer leur plan, Shéhérazade serait chez Freddy, avec un fer à lisser. Celui qu’elle avait au foyer, elle a bien dû le laisser sur place. Impossible de tout transporter dans son sac à dos.

Son reflet dans le miroir au cadre doré se crispe.

Comment va Freddy ? Est-il sérieusement blessé… ou pire ?

De l’autre côté de la porte, des voix s’élèvent – Raoul, apparemment, qui accueille cette psychopathe de Lisa, de retour à la maison après sa dramatique sortie de scène.

Shéhérazade se rue hors de la salle de bains. Dans le salon, Raoul, Momo et Lisa sont en train de se rasseoir tranquillement.

— File-moi ton téléphone, ordonne Shéhérazade en se plantant devant Lisa.

L’autre ne répond pas mais regarde les deux frères comme pour leur demander d’intervenir. Ce qu’ils font, bien sûr, Raoul lui jetant un coup d’œil compatissant tandis que Momo déclare :

— Hé, du calme, Shéhérazade. Je sais que vous êtes toutes les deux sur les nerfs, mais on n’avancera à rien en s’énervant.

Shéhérazade serre les poings mais s’oblige à reprendre plus calmement :

— J’ai besoin de son téléphone pour appeler Freddy, OK ?

Toujours sans rien dire, Lisa sort son téléphone de la poche de son sweat et le lui tend. Shéhérazade le prend brusquement, sans se donner la peine de dire merci.

À son oreille, quelques bips se succèdent avant que le répondeur se déclenche. Elle raccroche, puis tape rapidement un SMS.

 

Freddy, donne des nouvelles, je m’inquiète. XXXX

 

— Tiens, dit-elle à Lisa en lui rendant le téléphone. Préviens-moi s’il répond.

Sa colère soudain évanouie, elle se laisse tomber sur une chaise, en s’efforçant de bloquer les horribles scénarios qui lui viennent à l’esprit – Freddy toujours inanimé dans l’impasse, des ambulanciers qui se précipitent vers lui, l’un qui lui prend le pouls puis secoue la tête d’un air grave à l’intention de ses collègues…

Une main se pose sur son bras, la faisant sursauter. C’est Raoul, et cette fois, c’est elle qu’il regarde d’un air compatissant.

— Bon, il est temps qu’on parle sérieusement, déclare-t-il. Momo m’a raconté ce qui s’est passé cette nuit, pendant que vous dormiez, mais c’est tout ce que je sais. Si on commençait par cette histoire avec ton frère ?

Shéhérazade soupire.

— Tu vois Harry Potter ? En gros, c’est moi, sauf que j’ai un grand frère sympa au lieu d’un cousin pervers et débile. Mon père est mort, et ma mère… aussi, ce qui fait que je me suis retrouvée en foyer. Freddy était trop jeune pour s’occuper de moi ; et puis, il avait des… soucis avec la justice, à l’époque, même s’il s’est calmé depuis.

Elle s’interrompt, le temps de boire une gorgée de jus d’orange fraîchement pressé, en pensant distraitement qu’elles sont quand même bien reçues, ici.

— Bref, ça, c’était il y a trois ans. Mais le foyer, c’est pas pour moi, et j’ai fini par en avoir plus que marre. Alors l’autre jour, quand Cosette ici présente…

Elle désigne Lisa d’un signe de tête.

— … s’est pointée au foyer, elle m’a gentiment prêté son portable pour que je puisse prévenir Freddy que j’allais me casser. Il allait pas me laisser dans la nature, donc il m’a donné rendez-vous pour venir me récupérer. Sauf que c’était compter sans Cosette, qui a tout fait foirer, et…

La voix claire et ferme de Lisa s’élève alors :

— En fait, comme j’avais gentiment prêté mon portable à Mlle Harry Potter, elle a gentiment accepté de me laisser venir avec elle dans sa fuite, et on…

— … et on est tombé dans un guet-apens. Merci, Cosette.

Momo lève les deux mains en signe d’apaisement.

— Je récapitule : vous avez décidé de fuguer, et Freddy devait vous récupérer Impasse des Peupliers, c’est ça ?

— C’était le plan, approuve Shéhérazade. Après, ce que Cosette comptait faire, j’en sais rien.

Tous les regards se tournent alors vers Lisa, interrogateurs.

— Je ne comprends rien à ce qui passe, je vous assure, dit-elle. Tout ce que je veux, c’est retrouver mes parents.

Shéhérazade lève les yeux au ciel.

— Comme tous les gamins coincés en foyer !

— Ça n’a rien à voir, proteste Lisa. Moi, mes parents ont été… kidnappés. On était dans le train pour Milan, où ils devaient donner un concert, quand ils ont disparu. Et avant que tu me traites de mytho, mademoiselle Harry Potter, sache qu’un type m’a appelée peu après sur le portable de ma mère pour me dire, en gros, « tes parents vont bien, mais on va venir te chercher aussi ».

Un glapissement étranglé s’élève à côté de Shéhérazade. Elle tourne la tête et voit Raoul qui, soudain très pâle, saisit un journal placé sur une console derrière lui. D’une main nerveuse, il le feuillette jusqu’à ce qu’il tombe sur un entrefilet, qu’il lit à haute voix :

— « On est toujours sans nouvelles de la famille Berzini, un couple et son fils de quatorze ans, tous trois acrobates émérites, disparus il y a maintenant quinze mois. L’avocat des proches de la famille s’est dit mécontent du travail de la police et exhorte quiconque aurait des informations à prendre contact avec lui. D’après lui, cette disparition aurait un lien avec celle des scientifiques Dietrich et Petra Kuntz, connue pour ses travaux révolutionnaires sur l’ADN, et de leurs jumeaux… »

Chapitre 20

 

Assise sur les toilettes, abattant fermé, Lisa fixe un point dans le vide.

Pour la deuxième fois en une heure, elle a quitté le salon en trombe, une fois que Raoul a eu fini de leur lire l’article.

Elle n’a pourtant rien appris de nouveau, se raisonne-t-elle. Enfin, si. Elle sait désormais que ses parents – et elle – ne sont pas les seuls à être visés. Si tant est que la disparition de ses parents soit liée à celles des trapézistes et des scientifiques allemands, évidemment.

C’est normal que tu aies peur.

— J’en ai surtout marre, en fait, répond-elle machinalement.

Avec un temps de retard, elle sursaute.

Dans l’espace qu’elle fixait un instant auparavant se tient à présent son double, Lise. Même taille qu’elle, mêmes cheveux longs pendant jusqu’à la taille, même regard sombre, et même… bouton sur le front ?

Lisa se lève d’un bond, se tourne vers le miroir et, soudain, ne voit plus que cela : sur son front, au milieu des sourcils, un petit bouton rouge, qui menace de dégénérer en spot blanc dégoûtant si elle n’applique pas son stick spécial acné. Heureusement, songe-t-elle distraitement, sa trousse de toilette est dans son sac à dos.

Presque aussitôt, elle s’en veut. Quel genre de fille est-elle pour se soucier de son apparence alors qu’elle devrait consacrer toute son énergie à rechercher ses parents ?

— Lise ?

Oui ?

— Tu veux toujours m’aider ?

Bien sûr. C’est pour ça que je suis là.

— Est-ce que tu as…

Elle soupire et se retourne face à Lise.

— Je n’arrive pas à croire que je vais prononcer cette phrase, mais… est-ce que tu as, genre, des superpouvoirs ?

Lise s’anime ; un sourire malicieux se dessine sur ses lèvres. Tiens, je suis mignonne quand je souris, se dit Lisa, même si elle n’arrive pas à faire abstraction du bouton sur son front… enfin, sur le front de Lise… bref, sur leurs fronts.

Apparaître comme sur un claquement de doigts et te parler dans ta tête, ça compte comme superpouvoirs ?

Malgré elle, Lisa se met à rire.

Chut ! Fais attention : les autres ne peuvent pas me voir ni m’entendre. S’ils t’entendent me répondre, ils vont croire que tu es folle.

Lisa hoche la tête et chuchote :

— OK, mais…

Un coup frappé à la porte l’empêche de poursuivre. Machinalement, elle tourne la tête vers le battant de bois, sur lequel une patère accueille un kimono fleuri. Lorsqu’elle regarde de nouveau vers Lise, celle-ci a disparu.

— Lisa ? fait la voix de Shéhérazade. Reviens, il faut qu’on parle. S’il te plaît, ajoute-t-elle, visiblement à contrecœur.

 

***

Assis sur le canapé, Raoul toussote.

— Bon. Il semble que vous soyez dans un sacré mer… pétrin, les filles. Chacune dans votre catégorie, bien sûr, ajoute-t-il comme pour ménager la susceptibilité de chacune.

— Récapitulons, enchaîne Momo. Vous vous êtes fait la belle, donc on doit supposer que Mme Lenoir aura prévenu la police pour signaler votre disparition. Le plus raisonnable serait qu’on se rende au commissariat le plus pr…

Il n’a pas le temps de terminer sa phrase que Shéhérazade et Lisa s’exclament d’une même voix :

— Non !

L’une et l’autre se regardent, et Lisa voit dans les yeux de Shéhérazade la même détermination qu’elle ressent. D’un geste, cette dernière lui fait signe de lui laisser la parole.

— Momo, sérieux, je ne peux pas retourner en foyer. C’est la mort, là-bas, tu as bien vu. Et puis, les types qui nous ont pourchassés me connaissent, maintenant. Si je retourne dans un foyer, ils n’auront plus qu’à venir me cueillir tranquillement là-bas, et  qui sait ce qu’ils me feront ?

— Shéhérazade a raison, poursuit Lisa. On ne peut pas prendre ce risque. Ces types ne plaisantent pas. Il n’y a qu’à voir ce qu’ils ont fait à Freddy.

Soudain, Raoul, plongé jusque-là dans un silence distrait, se redresse.

— Lisa, tu es soprano, n’est-ce pas ?

— Euh… oui, répond Lisa, interdite.

— Et tu as du talent, j’imagine ? Tu te destines à une carrière de chanteuse lyrique ?

Lisa se sent rougir et se met à tordre nerveusement entre ses doigts une longue mèche de cheveux.

— Ben… oui, a priori. Je prends des cours plusieurs fois par semaine et…

— … et tu as déjà gagné des concours, devine Raoul.

Embarrassée, Lisa se contente de hocher la tête. Après leur bref moment de complicité, Shéhérazade la regarde maintenant comme si, décidément, elle avait affaire à une alien fraîchement débarquée sur terre.

— Ça tombe sous le sens, soupire Momo, l’air grave. Une famille de trapézistes intrépides, un couple de scientifiques qui a vraisemblablement transmis son QI à ses jumeaux, et maintenant tes parents, des musiciens exceptionnels… Il ne leur manque que la fille pour former une famille et gagner la partie !

— Donc, quelqu’un enlève des familles dont tous les membres excellent dans leur domaine, résume Shéhérazade, mais pourquoi ?

Trois paires d’épaules se haussent en signe d’incompréhension. Dans le silence qui suit, un téléphone sonne. Momo plonge la main dans sa poche, regarde l’écran.

— Mélanie Lenoir, annonce-t-il à la cantonade, avant de se lever et d’aller s’isoler dans la pièce voisine pour prendre l’appel.

Chapitre 21

 

D’après sa carte d’identité, Frédéric Anselme est né le 8 février 2001 au Caire et mesure 1 m 85. La photo montre un jeune homme aux yeux aussi sombres que ses cheveux. Ses traits accusés lui donnent un charme de mauvais garçon. Or, mauvais garçon, il l’est, ou l’a été – il semble en effet s’être rangé des voitures voici quelques années.

Mais là n’est pas l’important.

L’homme se tient devant sa baie vitrée, à contempler la ville et ses buildings, comme souvent quand il a besoin de réfléchir. La vue de ces immeubles bien rangés, avec leurs bureaux empilés comme des cubes, satisfait son besoin d’ordre et a sur lui l’effet apaisant que la méditation a sur d’autres.

L’important, c’est que Frédéric Anselme a une jeune sœur qui, ô coïncidence, est hébergée au foyer de Pouilly-les-Mines. Une jeune sœur qui, ce matin, n’était pas dans la chambre qu’elle partageait au foyer avec Lisa Dorville. D’après ses agents, il ne fait pas de doute que les deux filles ont fugué. Or Lisa Dorville était accompagnée d’une autre jeune fille, un peu plus grande, lorsqu’elle a filé entre les doigts de ces imbéciles de Marc et Paulo.

Les yeux toujours rivés sur le spectacle de la ville, il sent le calme l’envahir. L’affaire est plus compliquée que prévu, mais il a une piste. Un sourire étonnamment doux fleurit sur ses lèvres.

Il va te falloir plus que de belles histoires à raconter si tu veux rester en vie, Shéhérazade.

 

***

 

Le soleil de la fin d’après-midi embrasse d’une lumière encore chaude la plage qui s’est peu à peu vidée de ses occupants. Il contemple avec fierté le château de sable qu’il a bâti avec son père, après que Shéhérazade, son horripilante petite sœur, a démoli le premier en sautant à pieds joints sur les tours fragiles. Les chamailleries apaisées, elle l’aide à présent à transporter de l’eau pour remplir les douves et semble si contente de participer qu’il lui sourit, oubliant sa rancœur.

À quelques pas de là, leurs parents commencent à remballer les affaires, mais Shéhérazade et lui poursuivent leur ouvrage, feignant de ne pas les voir. Il fait encore si beau, avec le soleil qui continue à les chauffer, que ce serait un crime de laisser cette journée se terminer…

 

Freddy ouvre lentement les yeux, enveloppé dans la chaleur bienfaisante de son rêve, les narines encore pleines du parfum de l’été à la plage, mais quelques secondes suffisent pour que la réalité se rappelle à lui. Son corps tout entier lui fait mal, et l’odeur qui l’environne ne charrie aucun effluve d’embruns salés, mais des relents de désodorisant et d’antiseptique qui le prennent à la gorge. Aucun doute, il est à l’hôpital.

Au pied de son lit, une infirmière note quelque chose sur un porte-blocs qu’elle replace ensuite sur la barrière du lit, avant de lever les yeux vers lui.

— Ah, vous revoilà parmi nous. Comment vous sentez-vous ? demande-t-elle en lui souriant.

Freddy grimace, mais répond que ça va.

— Tant mieux, enchaîne l’infirmière. Est-ce que vous vous sentez en état de répondre aux questions des policiers ? Apparemment, vous avez été victime d’une agression, et deux inspecteurs attendent dans le couloir de pouvoir vous parler.

— OK, répond Freddy en se redressant en position assise, ce qui le fait de nouveau grimacer – ce qu’il devrait éviter de faire, d’ailleurs, car chaque mouvement de ses lèvres occasionne un éclair de douleur dans sa mâchoire.

— Très bien, je vais leur dire d’entrer.

Une minute plus tard, un homme et une femme en costume sévère ont pris la place de l’infirmière.

— Monsieur Anselme ? commence le policier. Vous avez eu de la chance, on dirait. Vous paraissez presque indemne, à part ces bleus sur le visage. L’infirmière dit que vous pourrez sortir dès demain matin.

— Bien, se contente de marmonner Freddy.

Moins il en dit, moins il a mal. Le policier devrait comprendre sa douleur : visiblement, il a eu le nez cassé plus souvent qu’à son tour.

— J’imagine que vous êtes fatigué, enchaîne la femme, mais plus vite nous aurons des éléments, plus vite l’enquête pourra avancer. Que vous rappelez-vous de ce qui s’est passé ?

— J’étais dans l’Impasse des Peupliers, à Pouilly-les-Mines. Deux types ont surgi, m’ont tiré de la voiture et m’ont tabassé. Sans raison.

La douleur irradie dans sa mâchoire à chaque mot, mais l’inquiétude supplante soudain sa souffrance. Shéhérazade ! Qu’a-t-elle fait ? Que lui a-t-on fait ? Bon Dieu, on a dû lui filer un calmant violent pour qu’il n’y ait pas pensé tout de suite !

— Ces hommes, pourriez-vous…

Freddy coupe la parole à l’inspectrice.

— Shéhérazade ? Ma sœur ? Où est-elle ?

Les deux policiers échangent un regard, puis Nez Cassé demande :

— Votre sœur ? Était-elle avec vous au moment des faits ?

Freddy secoue la tête.

– Non… mais elle devait me rejoindre.

Il hésite un instant, puis, mû par l’angoisse et le sentiment d’impuissance qu’il éprouve, raconte le plan de Shéhérazade, sa fugue du foyer, et le rendez-vous qu’ils se sont fixé Impasse des Peupliers.

Les policiers l’écoutent sans mot dire, l’air grave.

— Je vais être franche avec vous, monsieur Anselme, dit ensuite l’inspectrice. Les mineurs en fuite qui ne sont pas retrouvés dans les quarante-huit heures après leur fugue ont peu de chances de s’en sortir. Votre sœur aurait-elle pu vous contacter de quelque manière que ce soit ?

— Sur mon portable, évidemment. Mais ça m’étonnerait que ces bât… voyous me l’aient laissé… Enfin, regardez toujours dans mon blouson, dit Freddy en indiquant le fauteuil sur lequel gît ledit blouson.

C’est Nez Cassé qui va en fouiller les poches, dont il sort, avec le premier sourire de sa visite, le portable que Freddy n’a jamais été aussi heureux de voir. Un instant plus tard, il l’a en main et le déverrouille.

Freddy, donne des nouvelles, je m’inquiète. XXXX

Un gros sanglot enfle comme une bulle dans sa gorge, tandis que l’odeur d’hôpital s’évanouit pour laisser place un instant au parfum ensoleillé de cette lointaine journée d’été à la plage.

— Tenez, dit-il en tournant l’écran vers les policiers. Elle va bien !

Chapitre 22

 

Il est déjà midi, et Mélanie Lenoir, pour une fois dans sa vie, se sent submergée. Certes, elle a réglé la question du cuisinier. Elle a appelé une agence d’intérim, qui doit lui envoyer quelqu’un dans l’après-midi.

Mais ce n’était que le moindre de ses problèmes. Le temps file, et les questions irrésolues tournent en boucle dans sa tête : les inspecteurs de la protection de l’enfance qui, finalement, n’en sont pas ; la fugue de Shéhérazade et de Lisa ; la désertion de Momo ; l’arrivée imminente d’Alma Billon…. Tout cela forme dans son esprit les points d’un nuage obscur et menaçant.

Puis se produit un phénomène étonnant. Le stress la quitte, et c’est comme si elle voyait tout avec une lucidité extraordinaire, comme autrefois quand il lui fallait résoudre un problème de maths et que les chiffres et les droites, soudain, se mettaient en ordre dans sa tête, segments et points reliés, constituant un ensemble clair et logique.

Deux personnes à appeler, et deux de ses problèmes seront réglés. Le premier appel ne dure que quelques minutes et se déroule aussi bien qu’elle aurait pu l’espérer. À vrai dire, son interlocutrice a même l’air soulagée d’apprendre la nouvelle qu’elle lui annonce. Le deuxième appel, cependant, risque de lui donner plus de fil à retordre.

À l’autre bout du fil, plusieurs sonneries se succèdent avant que Maurice ne décroche.

— Madame Lenoir ?

Sa voix se veut froide et distante, mais elle le connaît bien. Malgré tous les reproches qu’elle a pu lui faire, Maurice est un être foncièrement bon.

— Bonjour, Maurice, dit-elle – elle-même s’efforce de combattre son naturel et de ne pas paraître froide et distante, justement. Comment allez-vous ?

— Euh… ça va, merci. Vous avez bien trouvé ma lettre…

— … de démission ? Oui, oui. Je ne vous en veux pas, Maurice, ment-elle. Je sais que je peux paraître un peu… sèche, parfois.

Seul un toussotement gêné lui répond.

— Néanmoins, j’avoue que votre départ précipité m’a surprise, Maurice…

C’est son truc, de répéter régulièrement le prénom de son interlocuteur pendant la conversation. Ça a quelque chose d’intimidant qui l’aide à asseoir son autorité.

— J’imagine, mais…

Mélanie Lenoir ne le laisse pas terminer.

— … d’autant qu’il a coïncidé avec la fugue de Shéhérazade et de Lisa.

De l’autre côté, pas d’exclamation étonnée, mais un nouveau silence. Un silence embarrassé qui lui donne l’information dont elle a besoin : Maurice est bel et bien au courant de la fugue des deux filles.

— Vous comprenez que cela puisse paraître louche, Maurice. Non que je vous accuse de quoi que ce soit, bien sûr, mais la police verra sans doute les choses autrement.

— Vous avez prévenu la police ?

Mélanie Lenoir laisse délibérément passer un instant.

— Pas encore. Mais je le ferai si vous ne ramenez pas les filles tout de suite.

Elle l’entend prendre une longue inspiration.

— Écoutez, madame Lenoir, je ne sais pas ce que vous allez imaginer, mais je n’ai rien à voir avec la fugue des filles.

Décontenancée, Mélanie Lenoir laisse tomber sur son bureau le stylo qu’elle faisait distraitement tourner entre ses doigts.

— Vous auriez déjà dû appeler la police, d’ailleurs, poursuit Maurice. Mais peut-être craignez-vous qu’une fugue n’entache la réputation du foyer.

Décidément, il se révèle plus coriace qu’elle ne l’aurait cru. Mais Maurice est aussi un cœur tendre, et il lui reste une dernière carte à abattre. S’il craint pour la sécurité de Shéhérazade et de Lisa, il se laissera fléchir et lui ramènera les filles.

 

***

 

Voilà deux jours qu’Alma Billon se prépare, à contrecœur, à l’arrivée prochaine de sa nièce. La perspective des perturbations que cette intrusion ne va pas manquer d’engendrer dans sa vie fait se plisser son front encore lisse malgré le passage des années, un front qu’aucun pli de contrariété n’est venu troubler lorsque la police lui a annoncé que son frère – son demi-frère, lui a-t-il fallu préciser – avait disparu.

Heureusement, il semble qu’elle bénéficie d’un répit. La directrice du foyer où Lisa a été placée vient de lui annoncer que l’institution était fermée pour cause de Covid. Or, vu la virulence du dernier variant venu de Grèce, le gouvernement a pris des mesures drastiques : au premier cas détecté, tout établissement doit être mis en quarantaine pour quinze jours.

Hélas, c’est reculer pour mieux sauter. Si Marc et sa femme ne sont pas retrouvés dans les quinze jours, il lui faudra de toute façon accueillir sa nièce. Oh, elle n’a rien contre cette enfant. À vrai dire, elle lui est indifférente. Elle la connaît à peine. Elle ne l’a vue qu’à trois reprises au cours de sa vie, la dernière fois dans cette maison même, quand Marc, grand seigneur, est venu lui annoncer qu’il renonçait à ses droits sur cette demeure héritée de leur père. Quand était-ce ? se demande-t-elle en tapotant son chignon blond, torsadé à la manière de ceux des héroïnes d’Hitchcock. Il y a trois ans ? Non, quatre. C’était la même année que son divorce, puisque son deuxième époux et elle se sont séparés en 2019, après cinq ans de mariage.

Un mariage sans enfants, cela va sans dire. Alma jette un coup d’œil à son salon décoré avec goût et parfaitement rangé. Jamais elle n’a voulu devenir mère, pas même quand ses amies ont commencé à pouponner. Le seul enfant dont elle supporte la vue, c’est elle-même.

Elle se lève, se dirige vers la commode Louis XVI et en sort un album photo du tiroir du bas. Un sourire flotte sur ses lèvres lorsqu’elle ouvre l’album et contemple une photo aux couleurs passées, sur laquelle un jeune couple heureux contemple un bébé blond. Alors qu’elle tourne une page, une autre photo s’échappe et tombe à terre.

Depuis le parquet parfaitement ciré la fixe un autre bébé blond aux yeux presque noirs. Le nouveau-né est seul dans son berceau, à côté d’un lit d’hôpital vide.

Chapitre 23

 

Lorsque Maurice revient dans le salon, Raoul et les filles sont toujours dans la position où il les a laissés, l’air à la fois morne et inquiet. Son frère, sans doute pour faire barrage au silence, a lancé une nouvelle playlist, et Momo reconnaît cette fois Cecilia Bartoli. Du coin de l’œil, il voit Lisa bouger les lèvres, chantant sans bruit sur la voix de la célèbre cantatrice.

D’un geste, il fait signe à Raoul de baisser la musique.

— Bon, les enfants, les nouvelles pourraient être meilleures, commence-t-il. Évidemment, Mme Lenoir se doute que vous êtes avec moi, mais ce n’est pas le plus perturbant. Un homme et une femme sont venus au foyer ce matin. Ils prétendaient être des inspecteurs de la protection de l’enfance, mais Mme Lenoir, après leur visite, a découvert fortuitement que c’étaient des imposteurs.

Il regarde la blonde jeune fille à peine sortie de l’enfance, dont les yeux d’un noir profond le fixent avec gravité.

— Ils te cherchaient, Lisa.

Cette fois, les yeux noirs se baissent. Lisa n’a pas d’autre réaction. Pour l’expressivité, cependant, il peut compter sur Shéhérazade, qui saute sur ses pieds et se met à marcher de long en large. Dans la lumière automnale qui baigne le salon, elle ressemble à une lionne furieuse, avec sa crinière de cheveux qui commencent à boucler.

— Dans un cas comme celui-ci, déclare-t-elle, il vaut mieux couper le membre malade si on ne veut pas que tout le corps s’infecte, si vous voyez ce que je veux dire…

Elle jette un coup d’œil appuyé à Lisa, qui se contente de hausser les épaules.

— C’est vrai, quoi ! L’équation est simple : Lisa égale danger. Sans Lisa, plus de danger.

Momo se frotte le menton.

— Ce n’est pas aussi simple que tu le dis. Et puis, il est hors de question qu’on laisse tomber Lisa.

— Merci, marmonne l’intéressée, au moment où un bip se fait entendre dans la poche de son sweat.

Un instant plus tard, elle tend son portable à Shéhérazade.

— Un message de ton frère, annonce-t-elle.

Shéhérazade se rue vers elle, lui arrache presque le portable des mains et lit avidement, avant de répondre au SMS de Freddy avec la même précipitation. Pendant quelques minutes, on n’entend plus dans le salon que l’aria de Vivaldi que chante Bartoli, ponctuée par les tapotements frénétiques de Shéhérazade sur le clavier. Enfin, celle-ci lève la tête du téléphone et demande :

— Raoul, c’est quoi ton adresse ?

Maurice échange un coup d’œil avec son frère. Comme il s’y attend, le visage de Raoul se ferme.

— Une seconde, Shéhérazade, dit Raoul. Passe-moi le téléphone.

À la surprise de Momo, Shéhérazade, bien que visiblement interloquée, obtempère. Momo rejoint son frère et lit par-dessus son épaule :

Ça va, Zaza. Je suis un peu amoché, mais en vie.

Où tu es ?

À l’hosto. Une bonne âme m’a découvert et a prévenu les secours. Mais toi, ça va ? Tu es retournée au foyer ?

Tu vas pas le croire, mais on s’est fait poursuivre. Heureusement, on est tombé sur Momo, et il nous a emmenées chez son frère.

Momo ?

Tu sais, le cuisinier du foyer. Il en a eu marre de Lenoir, lui aussi, et il s’est barré en même temps que nous. Le bol !

OK. Bon, le temps de récupérer ma caisse et j’arrive. Il habite où, le frère de Momo ?

Shéhérazade émet un « hé ! » de protestation en voyant Raoul taper un message à son tour, mais aucun des deux frères ne lui prête attention.

Tu es seul, là ?

Des petits points se succèdent sur l’écran, indiquant que Freddy est en train d’écrire.

Non, avec des flics venus m’interroger à propos de l’agression.

D’un geste rageur, Raoul jette le portable à côté de lui sur le canapé.

— Bravo, Shéhérazade, dit-il d’un ton soudain glacial. Un peu plus, et la police débarquait ici dans même pas une heure.

 

***

 

Le soir est tombé sur la petite maison perdue dans les champs. Raoul a retrouvé sa gaieté et proposé une soirée cinéma, comme s’ils étaient une famille tout ce qu’il y a de normal, partageant de bons moments dans son cocon douillet. Il a choisi « un des dix meilleurs films de l’histoire du cinéma », dont Shéhérazade n’avait jamais entendu parler, et en ce moment même, elle regarde Marilyn Monroe se glisser aux côtés d’un Jack Lemmon déguisé en femme dans la couchette d’un train.

Curieusement, plus personne n’a fait allusion au danger qui les guette depuis son échange de SMS avec Freddy. Celui-ci a continué d’envoyer des SMS d’abord étonnés puis inquiets, mais les deux frères ont décrété qu’on attendrait le lendemain pour l’appeler. Se parler de vive voix sera plus sûr, et Shéhérazade leur a assuré que Freddy était malin, que, d’ailleurs, il ne portait pas les flics dans son cœur, pour avoir eu des démêlés avec eux dans sa jeunesse.

Malgré sa détermination à ne pas aimer le film, Shéhérazade ne peut s’empêcher de rire à certaines scènes, mais les bips qui s’élèvent par intermittence du portable de Lisa la ramènent régulièrement à la réalité.

Finalement, alors que Marilyn chante sur l’écran, elle n’y tient plus.

— Momo, on pourrait quand même regarder ce que dit Freddy, non ?

Encore une fois, Momo consulte son frère du regard avant de répondre. Voyant que Raoul hoche la tête, Lisa sort son téléphone et le tend à Momo. Ce dernier fait défiler les messages, pâlit brusquement et laisse échapper un juron que Shéhérazade n’a jamais entendu dans sa bouche.

— Les filles, allez chercher vos affaires et préparez-vous. Il faut qu’on se barre.

Tandis que, sur l’écran, Marilyn susurre : « I wanna be loved by you », Shéhérazade et Lisa montent à toute vitesse dans le grenier. Resté seul avec son frère au salon, Momo lui montre sans rien dire les derniers SMS de Freddy.

Zaza, pourquoi tu réponds pas, putain ?

Un flic vient de débarquer pour m’interroger. Il m’a assuré qu’aucun de ses collègues n’était venu là avant lui.

Zaza ??!

Tu comprends ce que je dis ? Je sais pas qui sont ce mec et cette nana, mais ça sent très très mauvais !

Raoul relève les yeux vers son frère. Comme toujours depuis qu’ils sont petits, ils n’ont guère besoin de parler pour se comprendre. Momo hoche la tête. Il sait que son frère ne peut pas les accompagner. L’impliquer dans une affaire mêlant des malfrats et la police risquerait de compromettre près de vingt ans à s’efforcer de passer sous les radars.

— Désolé, murmure Raoul.

Chapitre 24

 

Shéhérazade ne tient plus en place depuis que Momo leur a annoncé, à Lisa et à elle, leur nouvelle destination. Paris ! Elle rêve depuis toujours d’y aller. Apparemment, Momo et Raoul ont estimé qu’ils seraient plus en sécurité, plus anonymes dans la capitale surpeuplée.

Depuis un quart d’heure qu’ils roulent dans la voiture de Raoul, elle bombarde Momo de questions et de suppliques.

— La tour Eiffel, c’est non, Shéhérazade. On ne va pas à Paris pour faire du tourisme.

— Allez, Momo, c’est l’occasion…

Sur la banquette arrière, Lisa écoute Shéhérazade argumenter. Paris, elle connaît bien. Ses parents ont même un pied-à-terre là-bas. Elle a visité tous les musées bien trop souvent à son goût et n’a jamais trouvé beaucoup d’intérêt à la tour Eiffel.

— Tu sais,  Shéhérazade, la tour Eiffel c’est franchement surestimé. Et puis je te dis pas la queue qu’il faut faire pour y accéder…

Shéhérazade ricane, mais Lisa sent un peu de dépit dans sa voix quand elle réplique :

— Évidemment, les trucs pour touristes, c’est pas pour mademoiselle. Je sais pas d’où tu sors, mais je te signale que tout le monde n’a pas la chance de vivre sur un grand pied.

— Ne le prends pas comme ça, ce n’est pas ce que je voulais dire…

Les mots sortent hachés de la bouche de Lisa, partagée entre l’envie de s’excuser et celle d’envoyer Shéhérazade sur les roses.

— Laisse tomber, bougonne l’autre avant de s’enfermer dans un silence boudeur. Passe-moi plutôt ton portable.

Lisa, contrite, s’exécute sans rechigner, et bientôt, les stances d’un rappeur s’élèvent dans l’habitacle.

Ça change des voix féminines de Raoul, pas vrai ?

— C’est clair, répond Lisa, amusée, pas plus surprise que ça de voir Lise assise à côté d’elle.

— Hein ? Qu’est-ce que tu dis ? fait Shéhérazade à l’avant, et ce n’est qu’à ce moment-là que Lisa se rend compte qu’elle a répondu à Lise à voix haute.

— Rien, rien.

— Complètement tarée, marmonne Shéhérazade avant de reporter son attention sur le portable.

Tarée ? Oui, c’est bien possible, songe Lisa. Comment expliquer autrement qu’elle voie et entende des choses qui n’existent pas ? Enfin, qui n’existent pas pour les autres. Car elle a bel et bien senti la main de Lise sur elle, dans le champ près de chez Raoul.

Ça va ?

Malgré l’envie qu’elle a d’ignorer Lise – ou la maladie mentale dont elle est affectée –, Lisa secoue la tête.

Je vais t’aider, je te l’ai dit.

Cette fois, Lisa se tourne vers son double et hausse les sourcils en ouvrant les mains, l’air de dire : « OK, mais comment ? »

Lise lui adresse un clin d’œil malicieux, puis disparaît brusquement.

Quelques secondes plus tard, la voiture émet un puissant coup de Klaxon qui les fait tous sursauter, y compris Momo.

— Bon Dieu, Raoul, tu pourrais faire réviser ta voiture de temps en temps ! marmonne-t-il, tandis que Shéhérazade rattrape le portable qu’elle a laissé échapper sous l’effet de la surprise.

De retour sur la banquette arrière, Lise sourit à Lisa.

Imagine tout ce qu’on peut faire avec ça…

 

***

 

Dans une chambre d’hôtel anonyme, Hervé se sert un café à la machine placée là à l’intention des clients, puis se rend dans la petite salle de bains. Alors qu’il ajoute au robinet de l’eau dans sa tasse – il préfère les cafés allongés –, il relève la tête face au miroir et sourit à son reflet. Ça ne le dérange pas d’avoir le nez de traviole ; d’une certaine façon, ça lui donne du charme. D’autres que lui regretteraient les accidents de parcours qui ont abîmé un visage à la beauté classique qui lui a valu, dans des temps déjà lointains, d’endosser des rôles de jeunes premiers, mais pas lui. En tout cas, cela n’a pas amoindri son succès auprès des femmes.

Sa tasse à la main, il retourne dans la chambre. Sur le lit gît sa fausse carte d’inspecteur de police, au nom d’Hervé Latouche. Hervé, bizarrement, a toujours été son identité préférée. Ce n’est peut-être pas un nom bien sexy, il en convient, mais il lui semble qu’il a quelque chose d’anodin, de passe-partout, qui rassure ses interlocuteurs.

Il s’assoit avec un soupir fatigué sur le lit. Les derniers jours ont été mouvementés, mais pour l’instant, pas question de s’accorder une petite sieste. Il se connaît, il se réveillerait avec le cerveau ensuqué, or il doit rester sur le qui-vive – d’où le café, qu’il boit à petites gorgées, tout en consultant les actualités sur son portable. Aucune mention de Lisa Dorville ou de ses parents, ni de l’agression la veille d’un jeune homme du coin, pas même dans les journaux locaux. Bien. Visiblement, la police préfère elle aussi rester discrète.

L’appel qu’il attend ne tarde pas à venir. Au bout du fil, le boss lui demande d’aller chercher Lucille – il n’a pas envie de se répéter.

Deux minutes plus tard, sa coéquipière favorite et lui écoutent attentivement cet homme qu’ils n’ont jamais vu leur exposer les derniers développements de l’enquête.

— Pour une fois, dit le boss, ça n’a pas été compliqué. Comme vous l’a dit Frédéric Anselme, sa sœur a fugué du foyer de Pouilly-les-Mines hier soir. Ce ne peut être qu’elle qui accompagnait Lisa Dorville, et le Momo dont elle parlait est bien le cuisinier du foyer, Maurice Sabot.

Il marque une pause – pour ménager le suspense ou pour les inciter à poser des questions, Hervé ne saurait le dire. Finalement, Lucille se dévoue.

— Et donc, le frère du Momo en question ?

— J’y viens, justement, répond le boss avec un sourire dans la voix. Raoul Sabot, ex-comédien et présentement perruquier, est établi dans la région de Fontainebleau, dans un coin perdu du nom de Percheville. Je vous envoie les coordonnées exactes par SMS.

Sous le choc, Hervé ne parvient pas à répondre au sourire joyeux de Lucille. Raoul Sabot, ex-comédien… Ça ne peut pas être une coïncidence.

Mais, en tout cas, c’est une sacrée chance.

 

 

Chapitre 25

 

L’espace d’un instant, Gildas Wanoeken quitte l’écran de son ordinateur des yeux. Au printemps, la fenêtre de son bureau donne sur un cerisier japonais en fleurs, dont la délicatesse et la poésie tranchent sur la laideur des locaux du commissariat, où tout objet n’a qu’un but : être fonctionnel.

Hélas, en ce début d’automne, les branches du cerisier sont nues. Avec un soupir, Gildas retourne à son ordinateur. À deux ans de la retraite, il rêvait il y a encore une semaine à la perspective prochaine de se consacrer au jardinage dans le parc de la grande maison héritée de ses parents. Après des dizaines d’années de bons et loyaux – à défaut d’être époustouflants – services au sein de la police, il était lassé par la routine des petits trafics et écœuré par la bêtise et la noirceur de l’être humain.

Mais, sans qu’il puisse s’expliquer pourquoi, la disparition du couple Dorville a fini par titiller dans son intellect des rouages rouillés à force de ne pas être utilisés. Il s’est donc lancé à corps perdu, bedaine comprise, dans cette enquête, à la surprise de sa coéquipière, d’ordinaire plus alerte que lui.

Sur son écran sont ouvertes plusieurs fenêtres où s’affichent divers réseaux sociaux. Ayant non sans mal réussi à obtenir de la SNCF la liste des passagers présents dans le train en même temps que les Dorville, il cherche maintenant, grâce à Instagram et compagnie, à mettre un visage sur chaque nom. De son côté, l’inspectrice Hernandez se charge de faire coïncider les noms des passagers avec d’éventuels casiers judiciaires. La veille, elle est entrée triomphante dans son bureau en clamant : « On a un gagnant ! », mais Gildas ne croit pas à la culpabilité du gagnant en question, un certain Quentin Maestro condamné plusieurs fois à de courtes peines pour vol, et soupçonné sans que cela ait pu être prouvé d’avoir participé au kidnapping de l’ex-petite amie d’un comparse – le kidnapping, si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi, n’a duré que quelques heures, au bout desquelles la victime a été relâchée.

Alors qu’il tape dans la barre de recherche de Facebook le nom d’un énième passager, on frappe à sa porte.

— Chef, vous avez un moment ?

Gildas soupire et fait signe à Malpertuis d’entrer. C’est un bleu, encore plein d’enthousiasme.

Malpertuis s’assoit et sort un carnet de sa poche.

— Voilà, dit-il après avoir toussoté. Je suis allé à l’hôpital prendre la déposition du type qui a été agressé hier Impasse des Peupliers, et il y a quelques trucs qui me chiffonnent.

D’un haussement de sourcils, Gildas lui fait signe de poursuivre.

— Il avait reçu avant moi la visite de deux individus se prétendant inspecteurs. Lorsqu’ils l’ont interrogé sur les circonstances de l’agression, il leur a parlé de sa sœur, une ado qui vit en foyer…

Gildas se penche en avant, intrigué. Il a pris connaissance du dossier de Frédéric Anselme quand l’agression a été signalée. D’après ce qu’il a lu, c’est un jeune gars correct, bien qu’il ait trempé plus jeune dans des affaires de petite délinquance. Comment expliquer que des individus veuillent lui soutirer des informations ? Ça n’a aucun sens.

— Quel foyer ? demande-t-il.

Mais son intuition lui souffle la réponse, et il a déjà pris la décision de rendre une nouvelle visite à Mélanie Lenoir avant même que Malpertuis lui annonce que Shéhérazade, la sœur de Frédéric Anselme, a fugué le soir où son frère a été agressé.

 

***

Je sais que je ne devrais pas être là, mais l’appel était trop puissant.

Elle a besoin de moi. Sans moi, elle ne s’en sortira pas.

Je me souviens quand elle était enfant et que sa maman la faisait pianoter sur le piano droit de la maison, Lisa si blonde et elle si brune, leurs têtes penchées à l’unisson sur le clavier.

Puis Lisa qui la regardait avec toute l’adoration du monde, quêtant l’approbation de cette mère pourtant si douce, à laquelle elle ne trouve aucun défaut.

Je ne pourrai pas sauver tout le monde.

Pour l’instant, je me concentre sur Lisa. Dans le petit appartement parisien loué à la dernière minute, elle discute avec Shéhérazade dans la chambre pendant que Momo prépare à manger. Ce sera sûrement délicieux. À défaut de les sentir, je devine les arômes qui s’échappent des casseroles.

Bizarrement, Shéhérazade semble presque amicale maintenant, mais elle se ferme soudain, ne répondant que par un « oui » brusque quand Lisa lui demande si ses parents lui manquent. Lisa, elle, a les yeux qui brillent. Elle ne peut pas dire à Shéhérazade que la disparition de ses parents et la peur de ne plus jamais les revoir ont creusé un trou sans fond en elle. Ce serait trop se confier, sans compter qu’il lui reste l’espoir de les revoir, contrairement à Shéhérazade.

Je vais devoir attendre qu’elle soit seule pour lui parler de nouveau. Le temps presse, pourtant. On va bientôt me rappeler, c’est certain.

Je lui révélerai certaines choses. Quitte à briser les règles, autant aller jusqu’au bout.

Chapitre 26

 

C’est encore Shéhérazade qui est aux commandes de la playlist, par le biais du téléphone de la mère de Lisa, ce qui ne déplaît finalement pas à celle-ci. Elle n’est sans doute pas complètement déconnectée de ce qu’écoutent les gens de son âge – elle s’est fait quelques copains dans les collèges qu’elle a fréquentés par intermittence et découvre régulièrement de nouveaux morceaux grâce à différentes applis –, mais elle a bien conscience que son univers musical quotidien, où prédominent Vivaldi et Schubert, en est, lui, bien éloigné.

Du vieux rap résonne donc dans l’appartement de la rue des Martyrs où Momo, Shéhérazade et elle ont trouvé refuge. Un refuge précaire, mais qui ressemble à une pause dans l’emballement fou qui s’est emparé de sa vie depuis cinq jours. Ils viennent de partager un déjeuner comme une bonne famille dysfonctionnelle, et Lisa digère tranquillement sur le canapé tandis que Momo fait la vaisselle quand un bip annonce l’arrivée d’un nouveau message.

Aussitôt, les brumes de la digestion se dissipent.

— Shéhérazade ? fait Lisa en tendant la main pour récupérer le téléphone.

L’autre lui tend l’appareil sans sourire, mais sans rechigner non plus. Bon, elles ne sont pas encore les meilleures amies du monde, mais il y a du progrès.

J’avoue que ton comportement me déçoit, Lisa. D’après tes parents, tu es pourtant une fille obéissante. Cesse donc de fuir, cela facilitera les choses à tout le monde. Je ne voudrais pas devoir en venir à certaines extrémités.

Lisa fixe le message, comme si, à force de le relire, elle pouvait en changer le sens.

— Lisa ? Lisa ! Qu’est-ce qui se passe ?

Lisa relève lentement la tête et voit Shéhérazade plantée face à elle, qui agite les mains devant ses yeux pour attirer son attention. Elle fronce les sourcils, l’air inquiet.

Sans répondre, Lisa lui donne le portable. Shéhérazade en profite pour arrêter la musique. Quelques secondes lui suffisent pour prendre connaissance du message.

— Putain, si tu veux mon avis, ce mec a regardé trop de films de gangsters.

Elle s’assoit à côté de Lisa.

— Je te dirais bien de ne pas t’inquiéter, mais c’est vrai que c’est pas trop rassurant.

Face au silence de Lisa, elle poursuit :

— Bon, au moins, on peut supposer que tes parents sont encore en vie, non ? Puisqu’il – ou elle – n’en est pas encore venu à « certaines extrémités ». Ah, je sais ! Il faut demander une preuve de vie ! Genre : je veux bien être gentille, mais en échange… etc.

Mais Lisa secoue la tête. Elle s’en rend bien compte : elle est complètement impuissante. Cette situation lui échappe comme une anguille à la peau cirée lui glisserait entre les doigts. Si elle veut avoir une chance de revoir ses parents, il faut, comme l’écrit son interlocuteur anonyme, qu’elle se montre obéissante.

Ou alors qu’elle fasse confiance à la police. Oui, tout bêtement, peut-être son seul espoir réside-t-il là.

Les options font la ronde dans sa tête, telles des phrases-réponses à une question piège tournoyant pour former un cercle de lettres – a) je préviens la police, b) j’indique aux méchants où me trouver, c) je ne change rien au plan.

— Allez, ma vieille, laisse pas tomber, insiste Shéhérazade, avec une intonation qui donne l’impression qu’elle a envie de prendre Lisa par les épaules pour la secouer. Viens, on répond.

Lisa hausse les épaules, résignée.

— OK. Je te laisse écrire.

— Pas de problème. Donc : « Cher connard… »

Lisa ne peut s’empêcher de sourire.

— « Cher connard, je te prierais de me rendre mes parents entiers, et pas plus tard que tout de suite, sinon je te défonce. »

— Si seulement ! soupire Lisa.

Reprenant son sérieux, Shéhérazade tape rapidement quelques mots, puis montre le message à Lisa.

Je veux d’abord une preuve que mes parents sont en vie.

Lisa hoche la tête. Puis, alors que Momo coupe l’eau, plongeant le salon dans le silence, Shéhérazade se penche vers elle et lui chuchote :

– T’en fais pas trop. J’ai prévenu Freddy, il va nous rejoindre. Il aura sûrement une idée.

 

***

 

14 janvier 2004

 

De la haine pure. C’était ce que Raoul voyait dans les yeux d’Armand depuis un moment. Mais était-ce sa faute s’il avait dû le remplacer au pied levé parce qu’il était malade et si, lors de cette représentation, son jeu avait séduit non seulement le public mais le metteur en scène ?

En son for intérieur, Raoul estimait que c’était mérité. Il savait qu’il avait bien joué, il l’avait senti. Qui lui interdirait maintenant de rêver qu’il pouvait passer de costumier et homme à tout faire de la troupe à acteur, oui, un véritable acteur ?

Alors il continuait à répéter le texte quand il était seul et à espérer une nouvelle défaillance d’Armand.

La chance devait être avec lui, et contre Armand, car les performances de ce dernier, d’abord correctes, devinrent de plus en plus médiocres à compter du jour où Raoul avait pris sa place, son jeu de plus en plus guindé et de moins en moins naturel. Raoul voyait grandir l’impatience et l’irritation du metteur en scène. Sa propre impatience grandissait, son espoir aussi, la perspective de remonter sur scène de plus en plus proche.

La haine dans les yeux d’Armand, il la vit de nouveau quand l’acteur, à la suite d’une discussion houleuse avec le metteur en scène, remonta dans le car qui les transportait au cours de la tournée.

Ce soir-là, ce fut Raoul qui joua le premier rôle, avec un bonheur qui l’emportait sur toute compassion qu’il aurait pu avoir envers son collègue relégué au rang de doublure.

Il mit pourtant sa joie en sourdine lorsque toute la troupe se retrouva après la représentation pour boire un verre, dans un bar chaleureux de cette petite ville des Alpes. Il y avait là Aurélie, sa partenaire, qui trinqua bruyamment avec lui, tandis que d’autres préféraient comme lui faire profil bas pour ne pas heurter plus encore les sentiments d’Armand – Bérengère, qui n’était pourtant pas connue pour sa sensibilité ; Sofiane, le metteur en scène ; Alexis, encore trop jeune pour jouer les premiers rôles mais doté du talent et du physique nécessaires pour cela, et dont Raoul appréciait tout en les craignant la maturité et la finesse d’esprit, qui le mettaient parfois mal à l’aise.

Sur le chemin du retour jusqu’à l’hôtel situé à l’extérieur du village, la troupe éméchée cahota sur la route froide et obscure. Raoul, qui fermait la marche, s’attarda délibérément jusqu’à ce qu’il ne distingue même plus l’écho des conversations des autres, heureux de se retrouver seul avec ses pensées, enfin libre, fût-ce intérieurement, de savourer pleinement sa joie et sa fierté.

Il aimait tout dans le théâtre. Même rester dans l’ombre, à confectionner des costumes et des perruques, voire à transporter des éléments de décor, lui plaisait. Mais être sur scène, c’était… incomparable.

Lorsqu’il glissa, il incrimina d’abord la chaussée recouverte de neige gelée par endroits, mais quand il tomba carrément, il comprit avec un sentiment d’incrédulité qu’on l’avait poussé.

Ensuite, tout alla très vite. Au-dessus de lui, dans la pénombre, le visage aux contours flous du visage d’Armand ; dans son ventre, le poing de l’acteur qui frappait, lui coupant le souffle.

Il n’eut pas le temps de penser. Tout ce qui importait, c’était de se dégager de cette menace. Sans savoir comment, jetant bras et jambes à l’aveuglette, il se retrouva à faire des tonneaux avec Armand sur la route presque verglacée. Par la suite ne lui resterait que cette sensation de froid et d’humidité traversant ses vêtements tandis que son adversaire et lui se rapprochaient inexorablement du rebord de la route, et du ravin.

Non, il ne pensa pas. Tout ce dont il eut conscience, c’était qu’il n’avait pas le choix. Son poing heurta le menton d’Armand, qui voulut riposter mais manqua son coup. Poussant son avantage, Raoul rua de plus belle, balançant ses jambes dans le corps d’Armand, et poussant, poussant de toutes ses forces pour écarter le danger de lui.

Bizarrement, Armand ne poussa pas un cri quand les poings et les pieds de Raoul finirent par le faire basculer dans le vide. Pendant une fraction de seconde, il se retint d’une main à l’anorak de Raoul, et celui-ci se sentit glisser à son tour.

Une terreur animale l’envahit jusqu’à ce qu’il sente qu’on le retenait par les pieds, qu’on le ramenait vers le centre de la chaussée.

Alexis l’avait sauvé.

 

 

Chapitre 27

 

Dans l’appartement parisien loué par Momo, tout est petit, y compris la salle de bains. Lisa ne voit pas d’ailleurs comment Momo, avec la carrure qu’il a, a fait pour se doucher, tant la cabine de douche est étroite, à tel point qu’il est impossible d’attraper le shampooing posé sur l’étagère de douche sans se cogner à la paroi vitrée, comme elle l’a appris à ses dépens.

C’est donc le coude douloureux qu’elle se frotte les cheveux, les paupières fermées pour éviter toute projection dans les yeux. Les yeux toujours fermés, elle tâtonne ensuite pour rouvrir l’eau et se rincer, en passant soigneusement la main dans ses cheveux pour tenter de les démêler au mieux, vu qu’il n’y a pas d’après-shampooing à disposition.

Une fois sûre que plus aucune molécule de shampooing ne subsiste, elle rouvre les yeux, et un cri aigu lui échappe, heureusement couvert par le bruit de l’eau.

Salut.

Là, floue à travers la vitre embuée de la douche, se tient Lise, assise sur les toilettes. Par réflexe, Lisa lâche brusquement le pommeau de douche pour couvrir sa nudité des deux mains, et un jet d’eau puissant monte à la verticale, éclaboussant le plafond. Affolée, elle coupe brusquement l’eau, puis replace précipitamment ses deux mains devant son entrejambe et chuchote furieusement :

— Il faut que tu arrêtes de faire ça !

Désolée.

Mais Lise sourit.

Tu sais, t’as pas besoin de te cacher. On est pareilles, je te rappelle.

En marmonnant, Lisa sort de la douche, attrape une serviette et se drape dedans.

— Bon, ça suffit, ma vieille, murmure-t-elle. Soit je suis folle – ce que je n’exclus pas, mais dans ce cas, je ne vois pas ce que je pourrais y faire –, soit tu existes vraiment et il va falloir que tu m’expliques qui tu es et ce que tu fous là.

Je te l’ai dit, je suis venue t’aider.

— OK, mais pourquoi ? Et d’où tu sors ? D’un univers parallèle ? D’un cirque ? D’un numéro d’illusionniste ?

Les traits de Lise se troublent.

Je… je n’ai pas le droit d’en parler. En fait, je n’ai même pas le droit d’être là. Mais je t’ai entendue, et ton appel était tellement fort qu’il fallait que je vienne.

Lisa secoue la tête.

— Ça ne va pas le faire, Lise. J’adore le suspense, je ne crache pas sur le fantastique de temps à autre, mais sur un écran, pas dans ma vie !

Lise soupire alors, un soupir qui résonne dans l’esprit de Lisa et l’emplit de tout le désarroi et la tristesse que ressent son double. Brusquement, son énervement retombe. Ce n’est pas juste de sa part de s’en prendre à Lise. Jusque-là, celle-ci ne lui a causé aucun tort. Sans compter que, quel que soit l’endroit d’où elle vient, elle l’a quitté pour elle, et en enfreignant Dieu sait quelles lois.

— Excuse-moi, chuchote-t-elle. C’est juste tellement… bizarre.

Je sais.

Lise marque une pause.

En fait, je sais tout ce que tu ressens. Et je sais aussi qu’à un moment donné je te serai utile. Quand et comment, en revanche, je l’ignore. En partant de…là-bas, j’ai oublié tout l’avenir. Je suppose que c’est ce qui arrive quand on transgresse les règles.

— Donc tu es en danger, toi aussi ?

Lise hoche la tête.

Je fais tout ce que je peux pour résister, mais je ne sais pas pour combien de temps je suis là. Moi aussi, on me recherche. 

 

***

 

Hervé et Lucille ont pris leur temps pour faire le trajet, s’offrant même le luxe de passer par les nationales pour profiter du paysage automnal. Ils n’étaient pas pressés, ayant décidé qu’il valait mieux qu’ils arrivent à destination à la nuit tombée.

Les magasins de la petite bourgade qu’ils traversent maintenant ont déjà baissé le rideau quand ils la traversent, ce qui leur prend à peine deux minutes. La ville est si petite qu’elle n’est constituée que d’une grand-rue d’où partent à la perpendiculaire de petites rues menant à des maisons individuelles et, par endroits, à quelques immeubles peu élevés. À la sortie de la ville, des panneaux indiquent Fontainebleau à 55 kilomètres, et, en plus petit, Percheville. Le bled où s’est réfugié Raoul Sabot n’est plus qu’à 16 kilomètres.

Sans s’en rendre compte, Hervé, sur le siège passager, agite machinalement sa jambe gauche. D’ordinaire, avant une « visite » de ce genre, le calme l’envahit, sûr qu’il est d’avoir tout préparé méthodiquement, et de savoir réagir à toute situation, si surprenante qu’elle se révèle, comme autrefois quand il entrait en scène. Ce fameux trac qu’éprouvent les acteurs, il ne l’a jamais ressenti. Pourquoi aurait-il eu peur, alors qu’il connaissait parfaitement son texte, le développement de la pièce et les indications du metteur en scène ?

Mais il ne s’agit pas là d’une visite ordinaire. Depuis l’annonce que le boss leur a faite la veille, il est en proie à une certaine nostalgie. Il garde de bons souvenirs de ses premières expériences théâtrales, de la troupe et, particulièrement, de Raoul. Dommage que leurs retrouvailles doivent se faire dans de telles circonstances.

— Ça va ? demande Lucille en quittant un instant la route des yeux pour lui jeter un coup d’œil intrigué.

— Tout va bien.

— Tu as l’air nerveux. Ça ne te ressemble pas.

— Ne t’en fais pas.

Il lui adresse un sourire rassurant, et sincère. Il se fait suffisamment confiance pour savoir qu’il ne se laissera pas déborder par quelque émotion malvenue.

Lucille hoche la tête et n’en dit pas plus. Elle le croit. Ils forment une équipe parfaite, tous les deux, depuis qu’ils travaillent ensemble. Elle est un peu son alter ego, même s’il sait que cette ancienne institutrice, sous son air bienveillant et inoffensif, peut se montrer plus implacable que lui – chose qui lui est facilitée par ledit air bienveillant et inoffensif : qui s’attendrait de sa part à la moindre cruauté ?

— Tu as repéré par où on pourrait entrer discrètement ?

— Oui. Merci, Google Earth, répond Hervé en rallumant son portable.

Grâce au logiciel, il a pu localiser la maison de Raoul. À l’arrière du bâtiment ouvre une porte secondaire qui donne sur le potager, une vieille porte qui ne devrait pas leur donner de fil à retordre.

Les derniers kilomètres s’écoulent dans un silence confortable. À la sortie de Percheville, Hervé fait prendre à Lucille une petite route à peine éclairée, bordée uniquement par des champs. Après un peu plus d’un kilomètre, Lucille se gare sur le bas-côté, sous un gros chêne dont les branches un peu tombantes semblent des bras prêts à les envelopper dans une étreinte rassurante.

Cette image amène un sourire serein sur les lèvres d’Hervé. Il n’est pas superstitieux, mais il voit ça comme un signe. Exactement ce dont il avait besoin pour être tout à fait rasséréné.

— Allons-y, dit-il à Lucille après qu’elle a verrouillé la voiture. C’est par là, à environ trois cents mètres.

Après cinq minutes de marche dans les champs, éclairés seulement par la lune, leur objectif leur apparaît, une vieille maison de taille moyenne où brille une fenêtre. Pour plus de sûreté, ils poursuivent leur chemin le dos courbé, de sorte à ne pas dépasser la hauteur des herbes parmi lesquelles ils progressent.

Comme Hervé l’a prévu, ils arrivent par l’arrière de la maison. La fenêtre éclairée se trouve de l’autre côté. Rien à craindre, donc, pour l’instant. Lucille attend qu’ils soient tout près de la porte pour allumer une discrète lampe de poche et dirige la lumière vers la serrure. Hervé commence par tenter d’abaisser la poignée, mais la porte résiste. Posant son sac à dos à terre, il en sort divers pannetons, dont il fixe le premier sur une tige en métal. Le premier essai est un échec, mais il reste confiant. C’est une vieille serrure, parfaitement standard. Le deuxième essai lui donne raison : le panneton tourne, et quand il abaisse la poignée, la porte en bois s’ouvre.

Une minute plus tard, ils sont à l’intérieur, dans un petit couloir sombre qu’éclaire chichement la lumière venue de l’avant de la maison. Par réflexe, Hervé vérifie la présence de son arme à sa ceinture, puis fait signe à Lucille de le précéder. Il prend toujours plaisir à la voir se présenter la première, à regarder la surprise et la peur sur le visage des gens à qui ils rendent visite céder la place au soulagement face à l’air bienveillant de Lucille. Un soulagement qui ne dure jamais longtemps, non seulement parce qu’il débarque à son tour, mais parce que les autres ne tardent pas à comprendre que, des deux, Lucille est la plus cruelle.

Toujours dans l’ombre du couloir, il entend l’exclamation de Raoul mais, cette fois, il n’a pas envie de rester plus longtemps en arrière.

Lorsqu’il met le pied dans le salon, il trouve Raoul, plus interdit qu’effrayé, assis sur le canapé. Lucille, souriante, est campée devant lui, la table basse entre eux.

— Salut, Raoul, lance Hervé en venant se placer à côté de sa complice. Ça fait un bail, dis donc !

 

Chapitre 28

 

Tétanisé, Raoul demeure assis sur le canapé. Son regard incrédule passe de la femme à l’homme qui viennent de s’introduire chez lui alors qu’il lisait tranquillement en écoutant Billie Holiday. À présent, son livre gît à ses côtés, ouvert sur le canapé comme une gueule béante crachant des phrases, tandis que la musique ne forme plus qu’un contrepoint lointain et étouffé à cette scène surréaliste.

Avec un temps de retard, les mots de l’homme parviennent à sa conscience. Ça fait un bail, dis donc ! Ils sont donc censés se connaître ?

Plissant les yeux, il fixe ce visage souriant, dont la finesse des traits est bousculée par un nez qui a visiblement reçu plus d’un coup. La silhouette, trapue, laisse deviner un corps musclé et d’une nervosité qu’on associerait plutôt à un physique plus élancé.

Mais rien de tout cela ne réveille le moindre souvenir.

Puis il croise le regard de l’homme, et tout s’éclaire.  La vie peut vous donner des coups – au sens propre, en l’occurrence –, l’exercice étoffer un corps autrefois mince, mais un regard reste impossible à déguiser.

Le passé auquel il a si désespérément tenté d’échapper a fini par le rattraper.

— Alexis ? dit-il d’une voix étouffée.

— Alexis ? répète la femme avec étonnement, mais sans se départir de son sourire.

Tous deux fixent à présent ce fantôme surgi de la première vie de Raoul, qui répond d’un ton égal :

— Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas appelé comme ça, mais oui, c’est bien moi. Content de me voir, Raoul ?

C’est une question rhétorique, car il ajoute aussitôt :

— Vu ton air, je dirais que non. Qui aurait cru que nos chemins se recroiseraient, hein ? Pour moi, c’est un coup de chance, mais pour toi, ça reste à voir…

Raoul le voit alors contourner la table basse et venir s’asseoir à côté de lui sur le canapé. L’instinct le pousse à se lever et à s’enfuir, mais il se doute que ce serait vain, et peut-être même plus dangereux que de rester assis là.

— Qu’est-ce que tu fais là, Alexis ? Qu’est-ce que tu veux ?

Il ne reconnaît pas sa voix, à la fois rauque et chevrotante. La peur s’est emparée de lui, accompagnée d’une forme de résignation. D’une certaine façon, il a toujours su que ce jour viendrait.

— À vrai dire, j’ai besoin d’un service… Attends une seconde, je vais t’expliquer.

Alexis se tourne vers la femme, tout en sortant une arme de sa ceinture.

— Tiens, Lucille, au cas où.

La femme s’approche, prend l’arme puis retourne à sa place initiale, de l’autre côté de la table basse, face à eux. Elle sourit et attend, comme la spectatrice d’une pièce qui apprécie le spectacle et a hâte de connaître la suite.

— Voilà, reprend Alexis, son regard bleu dénué d’émotion braqué sur Raoul. Il se trouve qu’on m’a confié une mission et que, par le plus grand des hasards, tu peux m’aider.

Il se penche vers Raoul, qui retient sa respiration.

— Je ne doute pas que tu coopères, en souvenir de notre amitié. Et en souvenir d’Armand, bien sûr. J’imagine que sa famille, sans parler des autorités, se demande toujours ce qui lui est arrivé, tu ne crois pas ?

Raoul hoche la tête, ainsi que le veut le rôle qu’Alexis lui a attribué dans cette farce. Comme chaque jour, les images de cette nuit fatale lui reviennent. Son sentiment de culpabilité ne s’est pas atténué avec les années, mais est devenu une sorte de compagnon morose avec lequel il est contraint de vivre. Le lendemain de la mort d’Armand, il avait feint, comme Alexis, de ne rien savoir de sa disparition et avait quitté la troupe peu après, ses dernières prestations ayant manqué d’authenticité, selon le metteur en scène.

— Je vois qu’on est d’accord, dit Alexis d’un ton approbateur. Mais venons-en à l’objet de notre visite impromptue. Il me semble que tu connais une certaine Lisa Dorville, je me trompe ?

Cette fois, Raoul secoue la tête avec véhémence. Alexis sourit, mais son regard reste froid.

— Ne me dis pas que tu l’as oubliée alors qu’elle était chez toi il y a à peine vingt-quatre heures !

— Je refuse de…

— Tss tss, l’interrompt la femme qu’Alexis a appelée Lucille. Mon cher Raoul, vous n’êtes pas en position de refuser, voyons.

Elle agite négligemment l’arme qu’elle tient à la main, comme pour souligner ses propos.

— Je te prie d’excuser ma collègue, Raoul. Elle peut se montrer un peu impulsive. Mais il est vrai qu’elle n’a pas tort. Ce serait dommage que de vieux dossiers resurgissent et viennent pourrir la petite vie tranquille que tu t’es construite. Alors, revenons à nos moutons… ou plutôt à notre agnelle, Lisa, ajoute-t-il en riant de son trait d’humour. J’ai besoin d’entrer en contact avec elle, et tu es le mieux placé pour m’aider, vu qu’elle est partie avec ton frère.

Raoul, de nouveau, secoue la tête, accablé.

— Alors, où est-elle ?

Cette fois, le ton d’Alexis est aussi froid que ses yeux. Et l’arme de Lucille est désormais braquée sur Raoul.

Sans un mot, Raoul, la vision brouillée par les larmes, attrape son portable, le déverrouille, clique sur l’icône de l’application de locations et tend l’appareil à Alexis.

— Paris ? fait celui-ci en jetant un coup d’œil à l’écran. Parfait. Lucille ? Viens dire merci à Raoul, on y va.

Les yeux écarquillés, Raoul regarde la femme s’approcher de lui. Dans un vain geste de défense, Il brandit les mains devant lui, mais Alexis les lui saisit tandis que sa complice lève son arme, dont elle abat violemment la crosse sur sa nuque.

Raoul s’effondre sur le canapé, le nez dans son livre ouvert, accueillant avec soulagement la douleur et l’étourdissement qui fondent sur lui. Avant de sombrer totalement dans l’inconscience, il perçoit les mouvements de ses agresseurs qui s’apprêtent à partir, et quelques bribes des propos qu’ils échangent : « … passé sans problème… clinique du docteur Martinescu. »

Chapitre 29

 

Rue des Martyrs, dans l’appartement loué par Momo, la table porte encore les vestiges du petit déjeuner qui vient de se terminer : miettes des croissants que Momo est allé chercher, tasses où il ne reste plus qu’un fond de café ou de chocolat. Tandis que Momo lit le journal du jour, les deux filles font défiler des vidéos sur TikTok, que Shéhérazade a installé sur le portable de la mère de Lisa.

Lisa éclate de rire devant une vidéo montrant deux types qui, s’amusant à imiter des chats, jouent avec des cartons ou s’étendent devant l’ordinateur de leur maître pour l’empêcher de travailler. Elle se sent un peu comme ces gars-là : elle aussi cherche à imiter le comportement de ses pseudo-congénères alors qu’elle n’en a pas l’instinct. La faute, bien sûr, à l’éducation particulière qu’elle reçoit. Comment connaître les codes de sa classe d’âge alors que la plupart des gens qu’elle fréquente sont des adultes ? Pourtant, cet instant avec une fille de son âge, à glousser ensemble devant des vidéos idiotes, lui paraît à la fois incongru et parfaitement naturel.

Elle se surprend même à pousser Shéhérazade de l’épaule en riant, et celle-ci lui lance un regard complice. Une bulle d’insouciance a pris place dans sa poitrine, la laissant incroyablement légère.

— Hé, Momo, viens voir, c’est trop drôle ! appelle-t-elle.

Mais alors que Momo se rapproche d’elles, un bip annonce l’arrivée d’un nouveau message. La bulle de bonheur qui habite Lisa éclate sans bruit. Prenant le téléphone des mains de Shéhérazade, elle sélectionne le message.

Pas de texte, juste une photo. Une belle femme brune aux cheveux longs, allongée dans un lit, les yeux fermés. Dans le lit voisin, étendu également et tout aussi inconscient, un homme dont les cheveux deviennent avec l’âge plus blancs que blonds.

— Qu’est-ce que… commence Shéhérazade, qui s’interrompt en voyant apparaître un SMS sous la photo.

Ils dorment… pour l’instant.

Figée sur sa chaise, Lisa tient le téléphone et fixe la photo, comme engourdie par l’horreur.

Maladroitement, Shéhérazade se rapproche et pose une main sur son bras.

— C’est tes parents ?

Lisa hoche la tête sans rien dire. Momo lui tapote l’épaule en signe de réconfort, mais ne dit pas un mot non plus. Que pourrait-il dire, de toute façon ? Il doit se douter que rien ne pourrait rassurer Lisa. Elle a bien conscience que, même s’il fait de son mieux pour la protéger, il est en fait aussi impuissant qu’elle. Si adulte qu’il soit, il n’a aucun moyen de sauver ses parents.

Dans le désespoir qui l’accable, Lisa n’entrevoit qu’une solution, dont elle se garde de faire part à ses compagnons.

***

Gildas Wanoeken a passé une nuit blanche en compagnie de sa coéquipière. Oh, rien de polisson là-dedans, juste des heures à travailler comme des acharnés. Il ne sait comment, mais il a réussi à communiquer à l’inspectrice Hernandez sa détermination à faire progresser l’enquête sur la disparition des Dorville.

Évidemment, lorsqu’il lui a appris, après sa visite à Mélanie Lenoir, que Lisa Dorville avait disparu – fugué ? – ainsi que sa compagne de chambre et le cuisinier du foyer, la curiosité de Marie-France a été titillée. Comme lui, elle ne croit pas que le tabassage en règle de Frédéric Anselme, sœur de ladite compagne de chambre, et ces trois disparitions concomitantes soient le fait d’une coïncidence.

Lisa a-t-elle été enlevée par Maurice Sabot, le cuisinier ? Cela reste une éventualité, mais, à la lumière de ce que Mélanie Lenoir lui a décrit du caractère du cuisinier, Gildas n’y croit pas. Il ne voit d’ailleurs pas comment Maurice Sabot pourrait avoir trempé dans l’enlèvement des parents Dorville, à supposer que leur disparition ait un lien avec celle de leur fille. Néanmoins, l’inspectrice Hernandez et lui ont creusé cette piste – c’est le b.a.-ba du métier – et ont découvert quelques éléments de la biographie du cuisinier. Il a commencé sa carrière sur des paquebots puis, après avoir possédé son propre restaurant, s’est fait embaucher à l’orphelinat de Pouilly-les-Mines. Côté personnel, il semble n’avoir jamais été marié, n’a pas eu d’enfants et, depuis la mort de ses parents, n’a plus pour famille que son frère cadet, Raoul Sabot. Les inspecteurs ont localisé ce dernier et tenté de l’appeler durant la nuit, en vain. Vu l’urgence de la situation – même s’ils n’en sont pas encore à déclencher une alerte enlèvement sur tout le territoire national –, et bien que Gildas n’y croie guère, ils ont pris contact avec leurs collègues de Fontainebleau, qui ont promis d’aller jeter un œil au domicile de Raoul Sabot.

En attendant, ils sont sur des charbons ardents malgré leur nuit sans sommeil et terminent d’éplucher la liste des passagers fournie par la SNCF, dans un état de nervosité tel qu’il supplante la fatigue. Sur les quelque cinq cents passagers du Lyon-Milan, il ne reste plus qu’une dizaine de personnes dont ils n’ont retrouvé aucune trace sur Internet, et dont ils n’ont donc aucune photo.

Gildas pousse un lourd soupir et agite sa main droite, engourdie à force de manier la souris de l’ordinateur.

— Je vais chercher un café, tu en veux un ?

L’inspectrice Hernandez lève la tête de son propre écran.

— Non, merci. Si j’en bois encore, je risque la crise cardiaque.

Gildas pousse la porte et se dirige vers la salle de repos, mais à peine a-t-il fait trois pas dans le couloir que sa coéquipière le rappelle en criant :

— Gildas ! Fontainebleau au téléphone !

D’un pas nettement plus alerte, Gildas retourne dans son bureau, où Marie-France a mis son interlocuteur en attente. Voyant son collègue arriver, elle annonce après avoir activé le haut-parleur :

— L’inspecteur Wanoeken est là. Nous vous écoutons.

— Commissaire Dublin à l’appareil. Comme vous me l’aviez demandé, j’ai envoyé deux hommes au domicile de Raoul Sabot ce matin. Pour être franc, je ne misais pas grand-chose sur cette piste, mais figurez-vous que mes hommes ont trouvé Raoul Sabot dans les vapes. D’après les premières constatations du médecin, il a été violemment assommé par un objet contondant…

— A-t-il dit quelque chose ? l’interrompt Gildas, incapable de contenir son impatience.

— Il a repris vaguement connaissance. D’après ce qu’il a marmonné, les personnes qui l’ont agressé seraient à la recherche de Lisa Dorville. Il les aussi entendues mentionner un certain docteur Martinescu, mais c’est tout ce qu’on a pu en tirer. Il est à l’hôpital. Dès qu’il ira mieux, on pourra…

De nouveau, Gildas l’interrompt d’un ton décidé.

— On arrive, dit-il.

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